Les policiers de Montréal ont l’air du diable
Le quotidien La Patrie est scandalisé de la tenue des policiers montréalais. Un des journalistes se paie en soirée une promenade sur les rues Ontario et Craig. Quelle mise ! constate-t-il.
Nous ne pouvons pas nommer les constables qui maugréent contre les supérieurs qui les forcent de s’exhiber dans un costume dont ils rougissent. Ces policiers, s’ils étaient connus, seraient impitoyablement renvoyés. […]
En passant sur la rue Craig, le reporter arrête un brave constable de ses connaissances qui frôlait les maisons comme pour se cacher aux regards des passants.
Comment, vous êtes encore de service la nuit, demanda le journaliste en lui serrant la main.
Mais oui, toujours, mon ami, répondit le policier, je vous avoue que c’est très embêtant.
Comme tout le monde, j’aimerais avoir quelques soirées à moi, pour aller veiller avec ma femme et mes enfants, mais je ne le puis pas, ajoute-t-il avec un soupir. Il me faut dormir le jour et travailler la nuit. Pourquoi ne le pouvez-vous pas ? dit le reporter. Si je ne me trompe, chaque constable, après avoir fait une semaine de service la nuit, a droit à une semaine de jour. […]
Mon capitaine, qui est un homme propre et soigneux, et qui aimerait que tous ses hommes paraissent bien, a dû me donner l’ordre de faire le service de nuit jusqu’à ce que nos uniformes neufs nous soient distribués. Comme vous pouvez le constater, l’uniforme que j’ai sur le dos est loin de faire honneur à la police. La nuit, ça peut toujours passer; comme dit le chanson : «La nuit tous les chats sont gris.»
Le reporter prit ensuite congé du pauvre diable de constable.
Rue Ontario, il rencontra un autre policier qu’il connaissait depuis nombre d’années, ce qui lui donnait un certain droit de le taquiner quelque peu.
Et bien, la santé est toujours bonne, constable, demanda le journaliste.
Elle n’a jamais été meilleure monsieur, répondit l’agent.
Je vous pose cette question, reprit le reporter, parce que, si j’en juge par vos habits, vous me paraissez avoir perdu beaucoup d’embonpoint !
Pas de mauvaise plaisanterie, M. le journaliste, je suis assez ridicule sans que vous me le fassiez sentir davantage, vous un vieil ami. Comme vous le voyez, cette défroque est démesurément grande. On m’en a affublé malgré mes légitimes protestations. Je travaille de ce temps-ci à jouer un tour à mes supérieurs. Quand je dis, je travaille, c’est une manière de m’exprimer. Je veux dire que je me ménage le plus possible afin de pouvoir remplir cette satanée tunique.
Je puis vous dire confidentiellement qu’en ces derniers temps j’ai gagné de huit à dix livres. Vous verrez, dans deux ou trois mois, avec le régime que je me suis imposé, mon uniforme va m’aller comme un gant !
Le reporter n’en entendit pas plus long, et sauta dans un tramway. En mettant pied à terre, arrivé à destination, il vit un policier bien connu qui faisait sa ronde habillé en bourgeois.
Vous vous moquez joliment des règlements municipaux, mon brave agent., dit le reporter en l’accostant. Un policier déguisé en bourgeois, voilà qui dépasse les bornes de la licence. Mais vous savez bien que, si le chef Legault vous rencontrait, il ne se gênerait pas pour vous coller séance tenante au moins un mois de «crossing».
L’agent éclata de rire.
Je me moque de la «crossing» pour la bonne raison que je ne suis pas en faute. […]
Avant de rentrer chez lui, notre représentant eût l’occasion de voir plusieurs constable portant des casquettes trop grandes, des pantalons trop courts, usés au fond, la tunique percée aux coudes.
Et il ne put s’empêcher de faire cette réflexion que si la ville de Montréal peut se vanter de compter les plus beaux hommes du continent dans sa force municipale, elle est obligée d’avouer, d’un autre côté, que ses agents sont les plus mal vêtus.
La Patrie (Montréal), 8 juillet 1904.