Le parent d’un pilote du Haut Saint-Laurent de Kingston à Montréal raconte
Mon parent, le pilote, est venu me voir l’autre jour. Il m’arrive ainsi chaque printemps, avec l’ouverture de la navigation.
Ses visites me font toujours un sensible plaisir, car il est bien renseigné, bien documenté sur le trajet de Kingston [en Ontario] à Montréal. Et j’aime beaucoup à causer de ces terribles rapides, que nos hardis marins sautent chaque jour avec une simplicité calme, qui émerveille le voyageur.
Je suis allé à Montréal une seule fois en bateau, et je regardais plutôt le visage du pilote dans les passages difficiles. C’était un Canadien français, châtain, l’œil clair et vif, l’air intelligent et dominateur. Absolument étranger à tout ce qui l’entourait, il mettait toute son âme dans son regard vigilant, toute la puissance de ses muscles dans le maniement de la roue du gouvernail.
Sous son toucher énergique, l’énorme bateau filait, frémissant, zigzaguait, léger, rapide, frôlant ici des rochers, là bondissant dans la crête écumante de la vague, en une galopade effrénée, qui coupait la respiration, laissant le voyageur ému, enchanté et épouvanté.
J’ai une grande admiration pour ces hommes, presque tous Canadiens français, qui sont les amis de nos eaux, qui aiment nos turbulents rapides, qui aspirent au printemps pour avoir le bonheur de se laisser emporter dans les capricieux tourbillons de notre fougueux fleuve.
Dans ma jeunesse, j’ai fait une campagne au flottage du bois, à la «drave». Quelle audace tranquille, quelle hardiesse sans pose, quelle courageuse insouciance, chez tous ces hommes qui s’aventurent dans les chutes, dans les rapides, dans les plus dangereux endroits, avec une agilité, une adresse vraiment merveilleuse. C’est une belle race d’hommes.
Mon ami, le pilote, a des griefs. Les pilotes du haut St-Laurent, de Kingston à Montréal, ne sont pas incorporés. Peut être pilote qui veut, et cela au grand détriment de la bonne renommée, non seulement du pilotage en général, mais surtout du St-Laurent.
Il me dit avoir descendu des bateaux tirant quatorze pieds et deux pouces d’eau, sans avoir effleuré le lit du fleuve ou des canaux nulle part. Et, à chaque saison, des navires, tirant moins de douze pieds, sont accrochés à toutes les battures par des maladroits, qui se donnent comme pilotes.
Il me confia bien d’autres choses qui me semblent si extraordinaires, mais que je préfère n’en pas parler.
Je me fais donc ici l’interprète de mon ami, le vieux marin du St-Laurent, auprès du gouvernement, auprès des ministres intéressés, les priant de faire faire une enquête sur le pilotage du haut fleuve. Il y a là certainement quelque chose qui cloche.
Rendre justice à nos vieux guides canadiens-français d’en haut et travailler à la sûreté de la navigation de nos grands rapides sont deux actions dignes de la sollicitude du gouvernement.
J.-D. C.
La Patrie (Montréal), 6 mai 1902.