«En cueillant des violettes»
Te souviens-tu de cette promenade que je fis avec toi, Ninon, il y a quelque dix ans ? Le printemps naissait, les jeunes feuillages luisaient au blanc soleil d’avril. Le petit sentier qui suivait la côte était bordé de larges champs de violettes.
Quand on passait, on sentait monter autour de soi une odeur douce qui vous pénétrait et alanguissait votre âme.
Tu t’appuyais sur mon bras toute pâmée, comme endormie d’amour par l’odeur douce. La campagne était claire, et il y avait de petites mouches qui volaient dans le soleil. Un grand silence tombait du ciel.
Au détour d’un chemin, dans un champ, nous vîmes des vieilles femmes courbées, qui cueillaient des violettes qu’elles jetaient dans de grands paniers. J’appelai une de ces femmes.
— Vous voulez des violettes ? me demanda-t-elle. Combien ?… une livre ?
Elle vendait ses fleurs à la livre ! nous nous sauvâmes, désolés tous deux, croyant voir le printemps ouvrir, dans l’amoureuse campagne, une boutique d’épicerie. Je me glissai le long des haies, je volai quelques violettes maigres, qui eurent pour toi un parfum de plus.
Mais voilà que dans le bois, en haut, sur le plateau, il poussait des violettes toutes petites qui avaient une peur terrible, et qui savaient se cacher sous les feuilles avec une foule de ruses.
Vite, tu jetas les violettes volées, ces bêtes de violettes qui poussaient dans la terre labourée, et qu’on vendait à la livre. Tu voulais des fleurs libres, des filles de la rosée et du soleil levant. Pendant deux grandes heures, je furetai dans l’herbe. Dès que j’avais trouvé une fleur, je courais la vendre. Tu me l’achetais pour un baiser.
Anonyme
La Sentinelle (Montmagny), 10 mai 1910.