Bête-Blanche ou la Jeannette
Auguste-Henri de Trémaudan (1874-1929), instituteur, avocat, journaliste et homme de lettres, est né à Saint-Jean-Chrysostome, tout près de Lévis, sur la rive sud du Saint-Laurent. Ses parents, originaires du département de l’Ille-et-Vilaine en Bretagne, s’installent à cet endroit en 1871. Vingt-deux ans plus tard, voilà la famille à Montmartre, en Saskatchewan, dans l’Ouest canadien, où elle fonde une colonie française.
Ne me demandez pas pourquoi, le 5 novembre 1898, Auguste-Henri, propose au journal montréalais Le Monde illustré ce conte provenant de Bretagne, appelé la Bête-Blanche ou la Jeannette, animal mystérieux, «sujet de bien des histoires au coin du feu, l’hiver». Je l’ignore. Soyons plutôt tout ouïe.
Par extraordinaire, ce soir-là, le conteur avait vu, de ses yeux vu, la fameuse Jeannette. […] Vous pensez si l’on rapprocha vivement les chaises et si l’on s’apprêta anxieusement à écouter l’histoire !
Pendant deux ou trois minutes, on n’entendit que le bois sec qui pétillait dans l’âtre et la bise qui sifflait d’un ton lugubre dans le coin de la maison.
Fier de l’intérêt qu’il excitait, le narrateur ne semblait cependant pas pressé de commencer, voulant sans doute donner par là plus d’importance à son récit. […]
«Mes gars, de mon temps, ce n’était pas si facile que maintenant d’aller voir les filles, allez. Au jour d’aujourd’hui, vous prenez votre plus proche voisin ou votre meilleur ami et, tout guillerets, vous vous dirigez en chantant et en riant du côté où de beaux yeux et un joli petit minois vous attirent; puis, une fois arrivé, vous vous asseyez à la table autour d’un bon pichet de cidre au ventre bien arrondi et plein de promesses, ou près d’un feu bien gai, comme ce soir. Vous avez tout ce qu’il vous fait, quoi !
L’heure de retourner au logis, vous dites : «Bonsoir la compagnie» et revenez à l’endroit d’où vous êtes partis sans plus de façons, chantant plus haut qu’à l’aller et criant à tue-tête aux buissons de chaque côté du chemin votre joie et votre amour ! Une fois rendus, vous vous étendez prestement entre vos draps et tout est dit.
De mon temps à moi, c’était bien différent, croyez-moi. Sans vouloir parler des routes qui n’existaient pas, alors qu’il nous fallait passer par des petits chemins boueux et défoncés, creusés par le temps et les charrettes au milieu des terres, nous avions encore les mille tracasseries du diable qui se déguisait d’une multitude de façon.
Je vais vous dire pourquoi maintenant on en voit moins souvent de toutes ces choses-là : c’est qu’à la messe aujourd’hui, le clerc passe derrière l’officiant pour porter le missel du côté de l’épître à celui de l’évangile, tandis qu’autrefois il passait par devant. Rien d’étonnant alors que le diable pût se promener comme il voulait et prendre toutes les formes qui lui convenaient.»
Satisfait de cette explication — qui n’en était pas une — le sérieux conteur résuma sa position commode qu’il avait un instant abandonnée pour mieux accentuer sa démonstration.
«Je disais donc que pour nous autres, ce n’était pas si facile que cela de courir la prétentaine.
Je me rappelle qu’un soir — je n’oublierai jamais cette aventure — je m’en revenais avec Mathurin Roland — le pauvre vieux, il est mort déjà, lui — de voir une fille qui demeurait à la Rigaudière. Vous savez si c’est tout près d’ici ! Il faisait un temps noir, noir, à ne pas se voir le nez l’un de l’autre; avec cela, une pluie fine, qui nous perçait jusqu’aux os; jugez si c’était intéressant !
Pour comble de malheur, comme nous arrivions à la barrière du Clos du Four que nous devions passer pour rentrer chez nous, il nous sembla voir quelque chose ou quelqu’un dressé au beau milieu de la barrière : la forme était toute blanche, tranchant sur le fond noir de la nuit, et ne bougeait pas plus que si elle avait été scellée à l’endroit qu’elle occupait.
Bien des fois jusqu’alors, nous avions entendu raconter des histoires de la Bête-Blanche, mais nous n’avions jamais pu la voir; nous ne doutâmes pas cette fois que nous avions l’être mystérieux sous les yeux. Ma foi, je ne dirai pas que nous n’avions pas un brin peur, car je mentirais et ce n’est pas mon défaut.
Tout de même, il nous fallait nous décider : pas moyen de passer par ailleurs, vous le savez aussi bien que moi. Nous avions la barrière à franchir pour continuer notre chemin, et force-tout nous devions y passer.
Heureusement, dans ce temps-là, nous ne sortions jamais sans être munis de forts gourdins.
Tant pis, dis-je à Mathurin; nous sommes deux, elle est toute seule. Du diable si nous n’en venons pas à bout.
Tout en disant cela, j’avançai le plus hardiment possible du côté de la barrière, suivi de près par mon compagnon, bien décidé à ne pas me laisser faire la barbe par cette mâtine de Jeannette.
Elle, cependant, ne bougeait pas. Plus nous approchions, plus ses formes nous apparaissaient distinctes; c’était à peu près la taille d’un gros chien de berger. Elle se tenait parfaitement dressée sur ses deux pattes de derrière, celles de devant appuyés sur le haut de la barrière. Elle nous vit arriver et ne remua pas. J’arrivai à trois pieds [un peu moins d’un mètre] d’elle : elle ne fit pas un mouvement.
Voyant qu’elle ne semblait pas nous vouloir de mal, je lui dis non sans un certain tremblement dans la voix :
— Que nous veux-tu, Jeannette ?
Pas de réponse.
— Pouvons-nous passer ?
Rien, pas un mot.
Je commençais à être intrigué. Voyant qu’elle était si inoffensive, je me hasardai à la toucher du bout de mon bâton, puis bientôt du bout des doigts et enfin je fus assez hardi pour lui prendre les deux pattes qu’elle avait sur la barrière; je la tirai ainsi de côté, pendant que Mathurin passait, et passai moi-même. De tout ce temps, elle ne dit pas un mot ni n’essaya de s’échapper.
Sitôt que nous fûmes passés, la laissant à son poste d’observation, nous nous retournâmes. Plus rien, la barrière était inoccupée.
Maintenant, si Mathurin Roland vivait, et que vous ne me croiriez pas, je vous dirais d’aller lui demander. Vous verriez ce qu’il vous dirait de la frousse qu’il eût de cette aventure pendant plus de quinze jours plus tard.
Très bien, mais Mathurin Roland n’étant plus de ce monde, personne ne se proposa pour l’aller consulter dans l’autre.
A. H. de Trémaudan