«Mort d’un vieux patriote»
À nouveau, comme dans d’autres journaux du temps, le décès de Félix Poutré est souligné. Voici le texte du Sorelois du 27 février 1885. Un tout autre texte que celui paru dans La Patrie. Texte étrange d’ailleurs.
Le nom de Félix Poutré est parfaitement connu dans toutes les familles canadiennes-françaises de la province de Québec, et chacun se rappelle comment, en 1838, il échappa à l’échafaud par sa grande présence d’esprit qui lui fit simuler la folie, avec le plus grand succès, pendant plusieurs mois. Le héros de ce grand drame tragi-comique est mort, dimanche, à Montréal, à l’âge de 69 ans.
L’épisode de l’emprisonnement et de la délivrance de Félix Poutré, écrit par lui-même, a été joué plusieurs fois sur nos théâtres, et il est une page assez intéressante de notre histoire pour que nous en donnions les principaux détails.
Après avoir pris une part active au soulèvement, au commencement de l’année 1838, Félix Poutré, qui s’était réfugié dans la forêt, aux environs de Napierville, fut fait prisonnier à l’automne et logé dans la prison de Montréal.
Après l’exécution de Cardinal et de Duquet, Poutré fit part à un de ses compagnons, nommé Béchard, de son projet de simuler la folie.
Voici comment il raconte lui-même ce commencement de folie : «Le lendemain matin, vers neuf heures, causant avec quelques prisonniers, je jetai tout à coup un cri sourd, me laissai tomber tout de mon long à la renverse et commençai à me donner tous les mouvements, et toutes les contorsions d’une attaque d’épilepsie. Je me frappais la tête sur le plancher, je faisais des sauts convulsifs, je me brisais la mâchoire à faire grincer mes dents, enfin je produisis complètement la croyance que j’étais tombé du haut mal.
Grand fut l’émoi de mes deux compagnons de chambre. Comme nous couchions tous sur le plancher, personne ne put avoir l’idée de me porter sur un lit, et on me laissa quelque temps me débattre dans les convulsions. Les prisonniers avaient fait cercle autour de moi, et je les entendais deviser sur l’incident.
Mais quand on me fit couler l’eau salée sur le front avec un linge, — et on n’y allait pas goutte à goutte, l’eau ruisselait, — je sentis tout-à-coup comme des griffes de chat qui m’eussent labouré les deux yeux. L’eau salée faisait son effet. Les autres continuaient toujours avec la meilleure intention du monde, j’avais les yeux en feu, et je ne pouvais témoigner que l’on me fit mal.
Je pris donc le parti de rester parfaitement tranquille afin de les faire cesser. Ils continuèrent pourtant quelque temps encore et les yeux me cuisaient atrocement. Il me fallait bien accepter mon mal en patience sous peine de me trahir, et je résolus de m’y prendre autrement la prochaine fois.
À la fin, je contrefis un grand épuisement, et vit la raideur des membres m’abandonner, et je n’eus rien de plus pressé que de me frotter un peu les yeux en faisant semblant de revenir à moi. J’avais trouvé le temps long, les yeux pleins d’eau salée.
Je restai une bonne heure parfaitement tranquille, comme si je prenais peu à peu mes forces, afin de ruminer en moi-même ce que j’allais faire comme premier acte de folie.
Tout à coup, je me levai, me promenais majestueusement de long en large : puis poussant un rugissement affreux, je criai de toute ma force : «Rangez-vous, voilà le gouverneur» et je partis au pas de charge. Je culbutai brutalement ceux qui ne se rangèrent pas assez vite, et j’arrivai ainsi à l’extrémité de la chapelle.
Arrivé là, je donnai de terribles coups dans la porte, puis je me retournai et recommençai ma promenade en poussant le même cri. Seulement, cette fois, comme tout le monde s’était rangé contre les murs, je dus, pour atteindre quelqu’un, aller en zig-zag, et je criais toujours : «Rangez-vous» du ton le plus furieux possible.
Ceux qui ne firent pas place avec assez d’empressement furent culbutés sans miséricorde. Je les chargeais avec frénésie, et la surprise, ou l’opinion que j’étais réellement pris de folie, les empêchant de résister autant qu’ils l’auraient pu, je ne les en culbutais que mieux. Tous les prisonniers me regardaient les yeux écarquillés, et ne comprenaient rien à ce qu’ils voyaient.
Je fis cinq ou six fois la longueur du corridor, attaquant indistinctement tout le monde, si bien que les prisonniers ne savaient où se fourrer. Je fis des contorsions, des gambades, je parcourus plusieurs fois, au temps du galop, l’appartement dans toute sa longueur en hennissant comme un poulain; puis je me mis à la poursuite de quelques prisonniers; et j’en saisis un que je terrassai sous moi d’un croc-en-jambe. Poussant alors un rugissement de sauvage, je fis mine de l’étrangler. Il se mit à crier au secours comme un diable.
La peur, cette fois, s’empara des autres prisonniers, et ils crurent vraiment que j’allais le tuer. Plusieurs s’élancèrent sur moi, et, voyant six ou sept hommes me saisir, je me laissai faire, lâchai mon homme, et, sans faire la moindre résistance, me laissai conduire jusqu’à l’autre bout de la chapelle. Voyant que je ne résistais pas, ils lâchèrent prise peu à peu, et me serrèrent moins. Alors, au moment où ils y pensèrent le moins, j’écartai également les deux bras, et cela si brusquement et avec tant de force que j’en étendis trois par terre. La surprise les fit, comme de raison, me lâcher tous, et avant qu’ils n’eussent eu le temps de me saisir de nouveau, je fis un bond en arrière et me mis en garde.»
Il continua ce manège pendant les jours suivants et devint la terreur de tout le monde, dans la prison, geoliers et détenus fuyant son approche. Un incident fort curieux est celui où il vida dans sa jambe de botte une potion préparée par le Dr Arnold, médecin de la prison.
Tous les matins, de bonne heure, il faisait chauffer de l’eau pour dire sa messe et jetait de l’eau bouillante à la figure des prisonniers.
Après une foule d’actes les plus extravagants, on fit subir à Poutré un interrogatoire et on décida de le libérer; mais il refusa de sortir de prison et ce ne fut qu’au moyen d’une bouteille de whiskey qu’on parvint à l’entraîner dehors.
Il continua à simuler la folie pour quelques heures encore et se rendit à l’hôtel Giraldi où il alluma son cigare avec un billet de $10.
Quand les esprits furent apaisés, quelques mois plus tard, on donna un grand banquet à Poutré, pour reconnaître son habileté et son sang-froid, qui lui firent échapper à une mort certaine.
M. Poutré a toujours vécu à Montréal, depuis les troubles de 1838, et a été un des citoyens les plus paisibles.
Nous sommes ici en 1885. En 1898, Benjamin Sulte, le premier, dira que Poutré était à la solde du gouvernement de l’époque. En 1913, l’archiviste Gustave Lanctôt dévoilera des documents compromettants sur son compte, reléguant Poutré au rang de traître lors des événements de 1837-1838. Voir la biographie du personnage dans le Dictionnaire biographique du Canada.
J’ignorais cette histoire. Fascinant, ce que les fourbes réussissent à tromper ! De l’utilité des historiens !
Le couple ancestral Poutré-Burel était un soldat de Carignan de la Compagnie de Mr de Saurel et une Fille du Roy de Rouen !
Votre blogue est un vrai plaisir !
Merci beaucoup, chère Louise. Le personnage, fort habile, avait réussi à mystifier tout le monde de son vivant. C’est assez incroyable.
P.S. Vous mentionnez Rouen. C’est une bien belle ville, à dimension humaine, où il fait bon se se trouver, aujourd’hui bien sûr. J’aime beaucoup Rouen.