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Arrêt sur l’Instant

Ah, vivre, vivre, vivre. Qu’est-ce que vivre ? Pour répondre à la question, dans l’histoire de l’humanité, beaucoup de sages ont réfléchi à l’Instant. Le philosophe Gaston Bachelard en est un.
Dans le rayon de mes livres de sagesse, son ouvrage L’Intuition de l’instant publié en 1932 apparaît en bonne place. C’est la lecture du texte de son ami Gaston Roupnel, Siloé, paru en 1927, qui fut pour lui une révélation et l’a poussé à cette réflexion.

Dès l’introduction, Bachelard écrit : «Nous voudrions dire à quels points de Siloé nous avons reçu les impulsions les plus efficaces et quels thèmes tout nouveaux M. Roupnel apporte au philosophe qui veut méditer les problèmes de la durée et de l’instant, de l’habitude et de la vie.» Et le philosophe file pendant 100 pages.

Ce serait lui faire outrage que de résumer cet écrit en un paragraphe. Je préfère plutôt échapper des extraits qui lui en donnent la couleur.

Qu’elle vienne de la souffrance ou qu’elle vienne de la joie, tout homme a dans sa vie cette heure de lumière, l’heure où il comprend soudain son propre message, l’heure où la connaissance en éclairant la passion décèle à la fois les règles et la monotonie du Destin, le moment vraiment synthétique où l’échec décisif, en donnant la conscience de l’irrationnel, devient tout de même la réussite de la pensée. […] Le courage intellectuel, c’est de garder actif et vivant cet instant de la connaissance naissante, d’en faire la source sans cesse jaillissante de notre intuition, et de dessiner, avec l’histoire subjective de nos erreurs et de nos fautes, le modèle objectif d’une vie meilleure et plus claire.

L’idée métaphysique décisive du livre de M. Roupnel est celle-ci : «Le temps n’a qu’une réalité, celle de l’Instant». Autrement dit, le temps est une réalité resserrée sur l’instant et suspendue entre deux néants. Le temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra d’abord mourir. Il ne pourra pas transporter son être d’un instant sur un autre pour en faire une durée. L’instant, c’est déjà la solitude.

Puis Bachelard cite Roupnel dans Siloé : «L’Idée que nous avons du présent est d’une plénitude et d’une évidence positive singulières. Nous y siégeons avec notre personnalité complète. C’est là seulement, par lui et en lui, que nous avons sensation d’existence. Et il y a identité absolue entre le sentiment du présent et le sentiment de la vie.»

Dans une évolution vraiment créatrice, il n’y a qu’une loi générale, c’est qu’un accident est à la racine de toute tentative d’évolution.

Dans l’orchestre du Monde, il y a des instruments qui se taisent souvent, mais il est faux de dire qu’il y a toujours un instrument qui joue. Le Monde est réglé sur une mesure musicale imposée par la cadence des instants. Si nous pouvions entendre tous les instants de la réalité, nous comprendrions que ce n’est pas la croche qui est faite avec des morceaux de blanche, mais bien la blanche qui répète la croche. C’est de cette répétition que naît l’impression de continuité.

Quant à la pensée, c’est par éclairs irréguliers qu’elle utilise la vie. Trois filtrages à travers lesquels trop peu d’instants viennent à la conscience ! Alors nous sentons une sourde souffrance quand nous allons à la recherche des instants perdus. Nous nous souvenons de ces heures riches qui se marquent aux mille sons des cloches de Pâques, de ces cloches de la résurrection dont les coups ne se comptent pas parce qu’ils comptent tous, parce qu’ils ont chacun un écho dans notre âme réveillée. Et ce souvenir de joie est déjà du remords quand nous comparons à ces heures de vie totale les heures intellectuellement lentes parce qu’elles sont relativement pauvres, les heures mortes parce qu’elles sont vides — vides de dessein, comme disait Carlyle du fond de sa tristesse — les heures hostiles interminables, parce qu’elles ne donnent rien. Et nous rêvons à une heure divine qui donnerait tout. Non pas à l’heure pleine, mais l’heure complète. L’heure où tous les instants du temps seraient utilisés par la matière, l’heure où tous les instants réalisés dans la matière seraient utilisés par la vie, l’heure où tous les instants vivants seraient sentis, aimés, pensés. L’heure par conséquent où la relativité de la conscience serait effacée puisque la conscience serait à l’exacte mesure du temps complet.

Ce qui persiste, c’est toujours ce qui se régénère.

La seule durée uniforme réelle est à notre avis une durée uniformément variée, une durée progressive.

Si nous avions la sagesse d’écouter en nous-mêmes l’harmonie du possible, nous reconnaîtrions que les mille rythmes des instants apportent en nous des réalités si exactement complémentaires que nous devons comprendre le caractère finalement rationnel des douleurs et des joies mises à la source de l’Être. Une souffrance est toujours reliée à une rédemption, une joie à un effort intellectuel. Tout se double en nous-mêmes quand nous voulons prendre possession de toutes les possibilités de la durée.

Pour vivre, il faut toujours trahir des fantômes.

 

En annexe à cet ouvrage de Gaston Bachelard, l’écrivain Jean Lescure y va d’un court texte intitulé «Introduction à la poétique de Bachelard». J’aime cette phrase de lui : « On n’échappe à la mort qu’en la choisissant. Non celle de l’être absolu; celle du temps humain, celle qui travaille le temps et le déchire, et dont l’irruption de notre existence rend possible le ressaut de la vie; le vide dans lequel nous jetons notre volonté, l’absence à la rencontre de quoi nous engageons inlassablement notre liberté pour d’imprévues naissances. »

Ci-haut, la couverture de l’ouvrage de Bachelard publié en France aux Éditions Gonthier en 1973. La photographie de Bachelard fait partie de la collection Jean-Lescure. Un mot pour vous dire qu’au Québec, ce poche se vendait 2, 20$ en 1975.

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