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La mémoire chez les animaux

Retour à l’ornithologue et naturaliste Jean-Jacques Audubon (1785-1851) qui raconte l’histoire de son jeune Dindon sauvage.

À Henderson, sur l’Ohio, j’avais chez moi, parmi beaucoup d’autres oiseaux, un superbe dindon élevé par mes soins dès sa première jeunesse, puisque je l’avais pris n’ayant probablement pas plus de deux ou trois jours.

Il s’était rendu si familier, qu’il suivait tout le monde à la voix, et était devenu le favori du petit village ; toutefois, il ne voulut jamais se percher avec les dindons domestiques, mais régulièrement se retirait à la nuit, sur le toit de la maison où il demeurait jusqu’à l’aurore.

Quand il eut deux ans, il commença à voler dans les bois, y passant la plus grande partie du jour, pour ne revenir à l’enclos que quand la nuit approchait. Il continua ce genre de vie jusqu’au printemps suivant où je le vis plusieurs fois s’envoler de son perchoir, sur la cime d’un grand cotonnier, en bordure de l’Ohio, puis après s’y être un moment reposé, reprendre son essor jusqu’à la rive opposée, bien que la rivière, à cet endroit, n’eût pas moins d’un demi-mille de large ; mais toujours il revenait à la tombée de la nuit.

Un matin, de très bonne heure, je le vis s’envoler vers le bois, dans une autre direction, mais sans faire grande attention à cette circonstance. Cependant, plusieurs jours se passèrent, et l’oiseau ne reparut plus.

Quelque temps après, j’étais à la chasse, me dirigeant vers certains lacs aux environs de Rivière Verte. J’avais fait à peu près cinq milles, lorsque j’aperçus un bel et gros dindon qui traversait le sentier devant moi, et s’en allait en se prélassant tout à son aise. C’était le moment où la chair de ces oiseaux est dans une vraie primeur, et je lançai mon chien qui partit au galop. Il approchait déjà du dindon, et je voyais à ma grande surprise que celui-ci n’avait pas beaucoup l’air de s’en émouvoir. Junon allait sauter dessus, quand soudain elle s’arrêta et tourna la tête vers moi.

Je courus, et jugez de mon étonnement, lorsque je reconnus mon oiseau favori lequel, ayant lui-même reconnu le chien, n’avait pas voulu fuir devant lui ; bien qu’assurément la vue d’un chien étranger n’eût pas manqué de lui faire retrouver à l’instant toutes ses jambes ! Par hasard, un de mes amis passait par là, à la recherche d’un daim blessé ; il prit l’oiseau sur sa selle, devant lui, et le réintégra au domicile. — Le printemps suivant, il fut tué par mégarde, ayant été pris pour un dindon sauvage ; mais on me le rapporta après qu’on l’eut reconnu au ruban rouge qu’il portait toujours autour du cou.

Maintenant, dites-moi, cher lecteur, quel nom donner à ce fait ? Voilà un dindon qui reconnaît mon chien, longtemps son compagnon  dans le verger et dans les champs ! Est-ce ici le résultat de l’instinct ou de la raison : l’effet purement mécanique d’une impression qui se réveille, sans que l’animal en ait conscience, ou bien l’acte d’un esprit intelligent ?

 

J.-J. Audubon, Les Oiseaux d’Amérique, tome I, Paris, Payot, 1945, p. 32s.

La miniature de Jean-Jacques Audubon apparaît à la page 65 de l’ouvrage.

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