Fin des années ’60, début des années ’70, nous avons rêvé
Et l’historien, professeur d’université, sociologue et écrivain américain, Theodore Roszak (1933-2011), a mis en mots la démarche dans un livre paru d’abord en anglais en 1968 : The Making of Counter culture, puis publié chez Stock en 1970 : Vers une contre-culture. Extraits.
Si vous avez vingt-cinq ans et si vous avez épuisé les possibilités dilatoires de la vie estudiantine et du soutien familial, vous en venez à vouloir « grandir » et être « raisonnable » — ce qui ne signifie pas, bien sûr, que vous deviez vous désintéresser de la politique… Mais il vous reste quarante ou cinquante ans à vivre (si la Bombe ne tombe pas avant ), qu’il vous faudra assurer la vie d’un foyer, d’une famille, et vous accommoder d’une situation de dépendance. Alors, comment faire ?
La réponse est : il faut fonder une communauté avec ceux que vous aimez et estimez, où aient place l’amitié et les enfants, et où, grâce au concours de chacun et par un travail honorable et agréable, on mangera trois fois par jour. Malheureusement, personne ne sait très bien comment réaliser cet objectif. Il n’y a pas de modèles dont on puisse s’inspirer, et les vieux révolutionnaires ne sont pas d’une grande aide : ils parlent tout le temps de socialisation de l’économie, de tiers-partis, de renforcer les syndicats, mais jamais de constituer des communautés… […]
Il faut que les jeunes qui attendent de la vie plus que de leurs aînés et qui sont plus allergiques qu’eux à la corruption trouvent un mode de vie durable qui réponde à leurs attentes et à leurs allergies. Pour que la contre-culture ait un avenir qui sauve ce qu’il y a en elle de meilleur, il faut que ces expériences communautaires désordonnées et souvent émouvantes réussissent. […]
S’il doit y avoir une autre solution que la technocratie, il faut que soit mis en question ce rationalisme amoindrissant que dicte la conscience objective. Tel est, je l’ai dit, le projet essentiel de notre contre-culture. : proclamer un nouveau ciel et une nouvelle terre, si vastes, si merveilleux que les prétentions démesurées de la technique soient réduites à n’occuper dans la vie humaine qu’une place inférieure et marginale. Créer et répandre une telle conception de la vie n’implique rien de moins que l’acceptation de nous ouvrir à l’imagination visionnaire. Nous devons être prêts à soutenir ce qu’affirment des hommes tels que Blake, à savoir que certains yeux ne voient pas le monde comme le voit le regard banal ou l’œil scientifique, mais le voient transformé, dans une lumière éclatante et, ce faisant, le voient tel qu’il est vraiment. […]
Il faudra se livrer à des expériences (en matière d’enseignement, de vie communautaire) qui refuseront la coexistence avec la technocratie et plus encore les satisfactions fallacieuses de la publicité, mais dont l’objectif sera plutôt de leur opposer la force de l’innocence, de la générosité et du bonheur dans un monde où ces bienfaits sont froidement rejetés en faveur de méchants substituts — afin qu’un nombre toujours croissant de nos semblables cesse de vivre en fonction des édits technocratiques, refuse de s’accommoder de cet asservissement, devienne sourd et aveugle aux vanités de la « carrière », de la prospérité, à la folie de la consommation, du progrès technologique, et finisse par n’avoir qu’un sourire de mépris et d’indifférence pour ces valeurs inférieures.
Theodore Roszak, Vers une contre-culture, Paris, Stock, 1970.