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« Le charmeur de punaises »

La nouvelle nous arrive de France.

On connaissait, en fait d’industries bizarres et fantaisistes, le vernisseur de pattes de dindons, le noircisseur de verres pour éclipses, le découpeur de crêtes de coq, les fabricants d’yeux de poupées, les éleveurs d’asticots, les bergers en chambre, etc. ; mais on ne nous avait pas encore été donné de connaître le « charmeur de punaises ». Le « charmeur de punaises » existe et rend de véritables services dans les hôtels de certaines villes.

Un chroniqueur du Gaulois, qui était descendu dans l’hôtel d’un petit port de Bretagne, n’a eu qu’à se féliciter de la découverte de cet industriel doublé d’un philanthrope, d’un ami de l’humanité ! Qu’on en juge ! Notre confrère s’aperçut la première nuit qu’il n’était pas seul dans son lit et qu’il avait à lutter contre une véritable légion de ces affreux insectes qui hantent les vieux matelas. Obligé de renoncer à la lutte, il se résigna à attendre le lever de l’aube dans un fauteuil. Mais le lendemain, s’étant ouvert de sa mésaventure au substitut qui était son voisin de table d’hôte, celui-ci dit : « Il faut faire venir le père Legorrec, le charmeur de punaises ! »

Le père Legorrec est un vieux marin qui avait beaucoup voyagé et qui avait rapporté, des pays lointains qu’il avait visités, une quantité de recettes et de secrets, notamment celui de « charmer les punaises ». Plusieurs personnes notables de la ville et le substitut lui-même, qui me faisait l’honneur de me parler, avaient fait l’expérience des talents du vieux marin. Quant à sa manière de procéder, c’était un mystère que personne n’avait pu pénétrer jusqu’à présent. Il n’opérait que dans une solitude absolue et toutes portes bien closes. Mais il opérait avec une complète efficacité et tous les logis où il avait passé étaient définitivement débarrassés de leurs hôtes incommodes et malfaisants.

Ma curiosité, vivement excitée, autant que mon désir de dormir tranquille, triomphèrent de mes derniers scrupules. Le garçon de l’hôtel fut envoyé chez le père Lagorrec, qu’il me présenta quelques instants après. Rendez-vous fut pris pour deux heures dans la chambre où le mystère devait s’accomplir.

À l’heure dite, le « charmeur » sonnait à ma porte. C’était un vieillard sec et droit. Il portait en bandoulière un sac de toile qui contenait son matériel. Je l’introduisis dans ma chambre, où je le laissai seul, selon le désir qu’il m’en exprima ; et je l’entendis fermer la porte à clef derrière moi.

Je rejoignis le substitut, qui m’attendait dans le jardin, car nous étions fort curieux, l’un et l’autre, de savoir comment les choses se passeraient. Au bout d’un quart d’heure, nous nous approchâmes doucement des fenêtres de la chambre. Legorrec avait tiré les rideaux mais il restait encore, à chaque fenêtre, un jour étroit par lequel nous pouvions, sans être vus nous-mêmes, assister à l’opération qui se préparait. Le lit était précisément en face des fenêtres, au fond de la pièce.

Il était complètement défait. Les deux matelas et la paillasse étaient debout contre les murs. Par terre, une petite terrine et deux fioles que Legorrec avait tirées de sa sacoche. Il vida les deux fioles dans la terrine et remua doucement le mélange. Puis il se déshabilla complètement et se passa à plusieurs reprises, sur toutes les parties du corps, une éponge trempée dans le mélange. Cela fait, il se coucha sur le parquet. Après cette première mise en scène bizarre et quelque peu fantastique, l’homme resta immobile. En prêtant l’oreille, je crus entendre une espèce de chant, ou plutôt de murmure, une psalmodie lente et sourde, d’un caractère très étrange et indéfinissable. C’était une forme d’incantation.

Bientôt, je distinguai, dans la demi-obscurité de la chambre, des points noirs en mouvement sur le matelas et sur la paillasse. C’était un fourmillement, une agitation, un va-et-vient dans tous les sens. La colonie était mise en révolution par quelque événement extraordinaire. Ce désordre se régularisa peu à peu, et l’armée, en longue colonnes, descendit de tous les côtés, se dirigeant vers l’homme toujours immobile, la tête appuyée sur ses bras repliés et les yeux fermés.

Les bandes ne venaient pas seulement des matelas ; il en sortait du bois de lit, du papier de tenture. J’en aperçus au plafond, d’où elles se détachaient à un moment pour se laisser tomber sur le parquet, ou sur le corps du patient, qui les attirait avec une force irrésistible. Je me demandais avec effroi ce que le malheureux allait devenir, ainsi cerné, attaqué de toutes parts par ces cruels ennemis.

Il en fut bientôt couvert depuis les pieds jusqu’à la tête ; mais il ne paraissait pas s’en apercevoir et ne sortait pas de son immobilité, tandis que ce seul spectacle me causait à moi de violentes démangeaisons. Mais je remarquai, au bout de quelque temps, que les insectes dévorants, dès qu’ils avaient touché le corps de l’homme, devenaient immobiles et comme brusquement foudroyés.

Tout le gros de l’armée y avait passé ; quelques retardataires, seulement, arrivaient encore pour prendre leur part au désastre commun. Je fis un signe à mon compagnon et nous quittâmes notre poste d’observation.

Notre confrère ajoute que le bonhomme n’a pas de tarif ; on lui donne ce qu’on veut. Il lui remit dix francs, ce qui n’était pas trop, puisque la nuit suivante il n’eut à souffrir d’aucun retour offensif de ses ennemis. Ils étaient tous restés sur le carreau. Seulement, le « charmeur de punaises » n’a jamais voulu livrer son secret. N’importe, on ne dira plus que toutes les carrières sont encombrées. En voilà une qui est tout à fait nouvelle.

 

Le Canadien (Québec), 7 septembre 1887.

L’illustration est celle de la Punaise bimaculée (Cosmopepla Lintneriana, Wee Harlequin Bug). Grande consommatrice de pucerons, elle est bien utile.

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