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Le vieil homme et la bien vieille mouette

couverture-eiseley

J’ai chez moi un livre précieux de l’anthropologue et écrivain Loren Eiseley (1907-1977), The Unexpected Universe, qui connut quatre éditions de 1964 à 1969, avant d’être enfin traduit et publié chez les Éditions Denoël en 1971, L’Univers inattendu. J’y reviens souvent. Voyez l’homme avec une araignée. Une magnifique page de mise en mots poétiques de la nature, de nature writing.

Après la rencontre de l’araignée, le voici ici sur les rives du Pacifique, où, âgé, il aime se rendre pour méditer, «résigné à attendre en retrait de la barbarie humaine» et «sans savoir ce que je cherchais». Un jour, atteignant des pierres plates sur lesquelles passait le ressac des vagues, il voit battre une aile grise.

C’était une grosse mouette à dos gris, qui dérivait doucement avec la marée. Elle bougeait juste assez pour se tenir à un bras de moi. Elle n’était pas avec ses semblables, qui planaient et piaulaient sur les masses rocheuses d’un avenir incertain. Elle occupait son propre espace, à l’extrême bord du présent, se nourrissant des produits de la mer. Elle était vieille et se reposait, si l’on peut se reposer au milieu de telles eaux.

Je la dérangeai en m’approchant, et elle profita d’un léger coup de vent pour se pousser derrière le rocher. Si je n’avais pas bougé, elle ne l’aurait pas fait. Comme je ne suis pas du genre à me précipiter dans de dangereuses crevasses, au bout de quelques jours, nous en étions arrivés à des relations parfaitement dignes. Nous étions tous deux grisonnants, et peu attirés par un avenir qui avait pour nous très peu de signification. Nous nous tenions à peu de distance l’un de l’autre, nous ignorant mutuellement, puisque nous étions, après tout, des créatures différentes.

Tous les matins, elle était là. Elle maigrissait, mais se levait toujours à mon arrivée sur ses deux grandes ailes. Alors, je cherchais ma boîte [une vieille caisse de whisky à moitié enterrée dans le sable, au départ], et elle s’abattait sur le petit espace qui contenait le reste de sa vie. J’en vins à chercher cet oiseau, comme si nous partagions quelque secret énorme et simple sur un petit tas de pierres dures.

Au bout de quelques jours, elle disparut. C’était comme si une part de ma vie s’en était allée. Je jetai, d’un geste incertain, un pierre vers l’avenir écumant. Rien ne ressortit; aucune main, aucune forme. La seule forme rationnelle avait été celle de la vieille mouette, trop sage pour s’aventurer de plus de la largeur d’une aile tremblante dans une telle atmosphère. Finalement, le bord extrême de son espace vital avait touché le mien avec hésitation. Aucun de nous ne pouvait aller beaucoup plus loin, et cette rude simplicité était en quelque sorte appropriée, et agréable. Un petit rocher lavé par le sel nous avait contenu tous les deux.

C’est ici, pensais-je, que je vais sentir ma propre fin, du moins dans mon esprit. Ici, où les coraux et les os ressemblent à des cailloux, où les crabes épient la mort. Ici où tout est transmué et transmue, mais où tout est vivant ou sur le point de l’être.

 

Loren Eiseley, L’Univers inattendu (traduction du livre The Unexpected Universe), paru à Paris, aux Éditions EP/Denoël, 1971, p. 173s. Traductrice : Colette Gutman.

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