Le vague à l’âme d’Arthur Buies
Le Sorelois est heureux de reprendre à la une ce propos de l’écrivain Arthur Buies. L’auteur a 44 ans. Voici «Fin d’été».
Déjà passés ! Déjà tombent mortes, jaunes et desséchées, aussitôt emportées par le vent qui les caressait naguère, ces feuilles que nous avons vues, il y a quatre mois à peine, sortir si fraîches de leurs bourgeons, grandir doucement comme si elles avaient un long temps devant elles, épaissir petit à petit les bois, répandre à larges ondées les bienfaisants ombrages et remplir l’air de parfums toujours doux et purs comme ceux du matin après la rosée !
Hélas ! Hélas ! Si tôt ! Et déjà la nature agonise et la brise passe encore dans les forêts dépouillées, elle qui se plaisait à jouer dans leur épaisse chevelure et à s’y endormir en rendant de si tendres murmures que les petits oiseaux taisaient leur chant pour l’écouter ou se plaindre avec elle. Divins gazouillements des petits êtres ailés, fugitifs et vivants concerts de la nue, qu’êtes-vous devenus ? hélas ! Plus de voix dans les ramilles, plus de mystères dans les bois, plus de rêves dans les sentiers ombreux, plus de gais rayons de soleil se faufilant à travers les bosquets enchantés, rien que des chants qui s’éteignent, des feuilles qui tombent et des cieux qui se voilent.
Ah ! étaient-ce donc les promesses du radieux printemps ? Soleil de juin qu’as-tu fait de tes feux si prodigues ? où portes-tu maintenant ta course rayonnante ? À quels rivages lointains vas-tu désormais porter la chaleur et la vie ? Déjà tu nous quittes, trompeur amant de la plus belle nature que jamais aient éclairé tes rayons; oui, oui, voilà déjà le sombre automne qui s’avance après un été d’un jour : à son approche la nature a frémi, elle a pleuré et sangloté en vain, déjà il la couvre de brouillard, de pluies âpres et froides, ne lui laisse apercevoir qu’un ciel muet et morose, et la dépouille violemment avant de l’envelopper du linceul qu’elle portera six mois encore.
Et toi, grand Saint-Laurent, tes ondes aussi ne sont plus les mêmes. Elles roulent tristement vers des rivages désertés des bruyants ébats qui les animèrent pendant les beaux jours; elles ne portent plus les joyeuses promenades de la jeunesse amoureuse des plaisirs; elles n’ont plus le bleu limpide qui reflétait la nue ardente; le soleil ne les réchauffe plus des mêmes rayons; elles frissonnent sous des vents pleins de froidure, et leur azur éclatant est remplacé par les couleurs mornes dont les teinte un ciel dépouillé de ses feux et rempli de son deuil. […]
Ah ! délicieuses soirées de juillet et d’août, pique-niques champêtres, danses sur l’herbe, excursions aux îles ou aux lacs lointains, courses à deux dans ces lieux discrets que le plaisir dédaigne et que recherche l’amour, longues promenades sur les grèves toujours retentissantes de mille échos épars, rêveries profondes et suaves dans les lieux solitaires, remplis d’épisodes réjouissants et de charmants imprévus, causeries prolongées au clair de la lune, sous une brise tiède et embaumée, il faut donc vous dire adieu et pour toute une longue année encore !
Eh bien ! oui, adieu, adieu pour toujours, été de 1884, tu n’es plus maintenant qu’un souvenir et nos cœurs portent ton deuil, comme la nature entière à laquelle vient l’arracher le silencieux et inexorable automne.
Le Sorelois (Sorel), 21 octobre 1884.
J’y reviens à nouveau, à quand une grande anthologie des plus beaux textes sur l’automne québécois ?