Retour aux sucres, dans le temps passé
Texte un brin étrange, à l’écriture étonnante.
C’est le temps du sucre. Que ce mot résonne bien à nos oreilles. Après une saison aussi froide où l’on a manqué d’être enseveli tout vivant sous la neige, qu’il fait bon de voir arriver le printemps. Aussi l’on s’empresse d’employer tous nos moments de loisir pour préparer les goudrelles qui serviront à laisser couler l’eau d’érable et les baquets pour la conserver.
Avez-vous déjà vu nos Sucriers à l’œuvre : il n’y a rien de plus intéressant. Si vous voulez me suivre, je vais vous expliquer en quelques mots comment l’on procède. D’abord il faut entailler. Et dans le bon temps. Car tous les temps ne conviennent pas. Nos sucriers ont pour distinguer ce temps un flair de policier pour l’apache.
On commence sur la croûte avec une agilité de vrai Canayen en chantant des airs nationaux, puis sur le haut du jour la croûte défonce et le sucrier se retrouve embarrassé dans la neige jusqu’à la fourche. Enfin il finit d’entailler en jurant pour se consoler de boire un bon coup de sirop chaud…
Le lendemain, il faut faire la tournée. Il attelle sa Joument sur la tonne et il courre d’un érable à l’autre en criant ça ben coulé hein Jos !
Ensuite, il faut vider la tonne dans la panne pour faire bouillir. Lorsque c’est un peu sucré dans une tonne d’eau d’érable, il y a un brassin de sucre avant de couler. Il est une chose que pas un sucrier qui se respecte n’oublie de faire, c’est de prendre un peu de réduit dans la panne, de mettre du pain dedans et de manger la trempette et il se croirait en conscience s’il n’en offrait à tous ceux qui sont présents. C’est du vrai Canayen cela.
Après avoir coulé, on met le brassin sur le feu dans un grand chaudron noir comme une négresse de l’Afrique. Mais il y a la boucane qui nous graisse les yeux pendant que le sucrier crie à tue-tête Jos va laver la bouilloire. Mais voici le moment psichologique [sic] la tire reste sur la neige, cette phrase a pour effet d’électriser curieux et curieuses, on se bouscule en criant emporte la neige.
Il faut avoir vécu ce moment pour savoir comment brillent les mirettes bleues et les prunelles noires de nos belles petites canayennes; enfin on s’écrie en chœur J’su-técoeuré et on laisse là tire et sucre en grain pour aller voir la cabane du voisin; on revient juste pour voir le sucre qui va être mis dans le moule qui souvent a la forme d’un cœur, d’une petite maison ou enfin d’une brique. Quand pendant trois semaines on a fait cet amusant travail, ça commence à couler la sève.
Il faut voir voltiger les papillons [beaucoup les appellent les mânes] qui viennent se noyer dans les baquets, quand enfin les corneilles font leur nid, l’eau d’érable n’est plus propre à la fabrication du sucre.
Il faut dégrayer et laver les vaisseaux bien propres pour une autre année. Le temps s’est réchauffé, les semences vont commencer, il ne faut pas perdre de temps. Alors on remet tout en ordre dans la cabane et on descend gaiement en disant à l’année prochaine à tous les charmants cousins et gentilles cousines qui sont venus manger du sucre. Je fais comme eux, aimables lecteurs, et je souhaite à tous nos sucriers que avril 1911 soit pour eux tous un bon gros printemps.
SUCRIER CANAYEN.
Le Bien public (Trois-Rivières), 7 avril 1911.
Les moules à sucre furent sculptés à la main par les membres de la famille de Viateur Richard, de Cap-Saint-Ignace, producteurs acéricoles. Ils font partie des collections du Musée de la civilisation du Québec. On les retrouve sur le site suivant.