Un jour, peut-être en arriverons-nous à une histoire québécoise des gens du voyage (Premier billet de deux)
Je ne rate jamais le passage de Bohémiens dans nos terres. Dès qu’ils apparaissent, je les attrape pour qu’ils continuent de vivre. Les voici au printemps 1902 à Montréal. Et ils fascinent. La Patrie du 24 mai nous en parle.
La population se porta en foule vers ces étranges étrangers qui venaient d’établir leur campement sur la berge du canal Lachine, près de Montréal-Ouest. Plus de 500 personnes écarquillèrent les yeux, dimanche dernier, et avec raison peut-être.
Songez donc, huit roulottes contenant huit familles, huit tentes bariolées, huit popotes de famille mijotant dans huit marmites suspendues sur un feu de bois vert, le chariot de Thespis du capitaine Fracasse, octocuplé; un village ambulant; des hommes, des femmes et des enfants, vêtus de loques ou à peine vêtus, l’air heureux cependant. Ils sont repartis et gagnent, à travers la campagne, la vieille cité de Champlain.
Il y a longtemps que nous n’avons vu de campements de bohémiens. Notre civilisation va vite; le plus humble ouvrier est forcément englobé par le mouvement progressiste, il suit le courant sans songer à regarder en arrière, il est habitué à voir de nouvelles manifestations de la science prodigieuse et ne s’étonne pas si on lui apprend que Roetgen a découvert le secret des corps opaques, pas davantage s’il apprend que Marconi transmet la pensée humaine par delà les mers, sans fil conducteur.
Mais le peuple s’étonne, s’il voit des êtres vivants de la vie primitive, ayant la terre entière pour demeure, hors la loi, mais la respectant quand même, déjeunant d’aurore et soupant d’étoiles, ayant au cœur le j’m’en fichisme le plus absolu des passions ambiantes.
Cela explique la curiosité des Montréalais qui ont découvert dimanche dernier le campement des paisibles Bohémiens qui visitaient notre ville, et dont notre artiste a saisi quelques croquis et quelques aspects.
Le représentant de «La Patrie» s’approcha de celui qui paraissait être le chef de la bande et obtint une entrevue qu’il paraît intéressant de reproduire. C’était ce chef, un grand gaillard au type persan, aux membres nerveux et bien tournés. Il s’appelait Gitannetti et s’exprimait dans un français plutôt boiteux, mais dont les syllabes traînantes arrivaient à l’oreille comme une musique.
«Oui, mossou, dit-il, c’est la treizième année que nous voyageons ainsi dans l’Amérique du Nord. Nous l’avons presque toute parcourue. Nous achetons des chevaux et nous les revendons; c’est comme ça que nous vivons, et c’est un moyen honnête, pas vrai ? Je vous assure cependant que le métier est bien gâté; quelques-uns de nos compatriotes ont terni la réputation de notre nation, en se faisant voleur d’enfants et en faisant passer nos femmes pour sorcières.
«Nous sommes pourtant d’honnêtes gens et nous ne faisons de mal à personne. Il y a plusieurs de nos compatriotes qui sont tout aussi inoffensifs que nous. Nous vivons la libre vie, et, sans être soumis aux lois, nous ne faisons rien pour enfreindre les règles qui régissent les sociétés que nous rencontrons.
«Nous avons actuellement une vingtaine de chevaux à vendre. N’ayant pas de patrie fixe, nous avons la plus vaste de toutes, la terre entière. Vous me demandez si nous sommes des Bohémiens, et je vous réponds : si vous voulez.»
Demain : suite et fin.
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