Hommage d’Émile Zola à Guy de Maupassant
À Paris, en avez-vous profité pour aller au Parc Monceau, dans le 8e arrondissement ? La visite vaut vraiment le détour. La statuaire est très impressionnante. On y retrouve quelques grands qui ont fait la seconde moitié du 19e siècle.
Le 24 octobre 1897, à cet endroit, on inaugure, par une petite fête littéraire, le monument élevé à Guy de Maupassant (1850-1893). À cette occasion, l’écrivain et journaliste Émile Zola (1840-1902) prend la parole. Rodolphe Brunet, l’écrivain québécois, assiste à l’événement et retranscrit pour Le Monde illustré du 27 novembre 1897 le discours de Zola.
Je ne suis qu’un ami. Je parle simplement au nom des amis de Maupassant, non pas des amis inconnus et innombrables que lui valurent ses œuvres, mais des amis de la première heure, qui l’ont connu, aimé, suivi dans sa marche vers la gloire.
C’est près d’ici que je l’ai rencontré pour la première fois, il y a déjà plus d’un quart de siècle, chez notre bon et grand [Gustave] Flaubert [1821-1880], dans ce petit appartement de la rue Murillo, dont les fenêtres donnaient sur les verdures de ce parc. Je me revois, penché là-haut, coude à coude avec lui, regardant tous deux les beaux ombrages, apercevant un coin luisant de la nappe d’eau qui est là, causant de ce portique dont les colonnes s’y reflètent. Et quelle étrange chose, après plus de vingt-cinq ans, que ce jeune homme, alors inconnu, revive ici même dans le marbre, et que ce soit moi qui ait la joie d’y saluer son immortalité !
Lors de notre première rencontre, là-haut, dans le cabinet de travail du bon et grand Flaubert, tout retentissant, tout brûlant de la passion des lettres, Maupassant n’était guère qu’un écolier à peine échappé des bancs du collège. Il y avait là Goncourt, Daudet, Tourguenef [assurément Tourgueniev], ses aînés, et il se faisait devant eux si modeste avec son tranquille sourire, qu’aucun de nous ne prévoyait alors son éclatante et prompte fortune. On l’aimait pour sa gaieté sonnante, pour sa belle santé, pour ce charme de la force qui émanait de lui. C’était l’enfant bien portant et rieur de la maison, à qui tous les cœurs s’étaient donnés.
Puis vinrent les années de début. Alors, Maupassant noua d’autres amitiés, partit à la conquête du monde avec Huysmans, Céard, Hennique, Alexis et Mirbeau, et Bourget, et d’autres encore. Quelle belle fête de jeunesse ! comme les cerveaux flambaient ! et combien ces liens de sympathies premières restèrent solides ! Car, si la vie fit plus tard son œuvre, si elle emporta chacun à son destin, il faut dire hautement que Maupassant resta toujours un ami fidèle, eut toujours pour ses anciens frères d’armes la main tendue et le cœur chaud.
Le succès vint, la célébrité éclata en un coup de foudre. Maupassant fut un homme heureux, si un tel mot peut se dire, après l’effroyable fin où il sombra. Maintenant qu’il a fait son œuvre, maintenant que le voici immortalisé parmi ces ombrages, j’ose même penser que cette fin terrible ajoute à sa figure, l’élève à une hauteur tragique et souveraine dans la mémoire des hommes.
Dès ses débuts, il fut acclamé, les quelques amis que je nommais tout à l’heure devinrent légion, il conquit les salons bourgeois. Ce fut vers lui une ruée de toutes les admirations, de toutes les tendresses. Et, jusqu’après le tombeau, vous voyez bien que la gloire lui réussit, puisque voici sa mémoire qui s’éternise dans ce gracieux monument, symbole du don que la femme lui avait fait de son âme, et puisque nous fêtons ici son buste, lorsque tant d’autres de ses aînés, et des plus illustres, attendent encore le leur !
C’est que Maupassant est la santé, la force même de la race. Ah ! quelles délices de glorifier enfin un des nôtres, un Latin à la bonne tête limpide et solide, un constructeur de belles phrases, éclatantes comme l’or, pures comme du diamant ! Si une telle acclamation a constamment retenti sur son passage, c’est que tous reconnaissaient en lui un frère, un petit-fils des grands écrivains de notre France, un rayon du bon soleil qui féconde notre sol, mûrit nos vignes et nos blés. On l’aimait parce qu’il était de la famille, et qu’il n’avait pas honte d’en être, et qu’il montrait l’orgueil d’avoir le bon sens, la logique, l’équilibre, la puissance et la clarté du vieux sang français.
Cher Maupassant, mon cadet que j’ai aimé, que j’ai vu grandir avec une joie de frère, j’apporte à votre entrée dans la gloire l’applaudissement de tous les fidèles amis d’autrefois. Si notre bon et grand Flaubert pouvait de là-haut, de sa table d’acharné travail, assister à votre glorification, de quelle fierté son cœur ne serait-il pas gonflé, en nous voyant rendre cet hommage à celui qu’il nommait son fils en littérature ! Et son ombre y est du moins, et, par ma voix, nous sommes tous là, nous vous admirons, nous vous aimons, nous saluons votre immortalité.
L’illustration ci-haut du monument à Guy de Maupassant se trouve sur un des billets consacrés au Parc Monceau sur internet.