L’homme fort Ignace Racette (second de deux articles)
Hier, nous disions que Pierre U. Vaillant voulait rendre hommage à un homme fort du Québec absolument inconnu, Ignace Racette. Voici la suite de son texte, celle-ci parue dans La Gazette de Joliette du 12 septembre 1882.
Dans la morte saison, Racette faisait des entreprises et travaillait pour les autres avec ses fils et ses chevaux. Il avait fait un contrat pour le charroyage d’une certaine quantité de briques, qu’il prenait au débarcadère des bateaux à vapeur, à St-Sulpice sur le Saint-Laurent.
Les capitaines de ces vaisseaux choisissaient alors comme aujourd’hui des forts à bras pour veiller et diriger les matelots de leurs équipages. La plupart sont d’une humeur batailleuse, grossière et brutale, et servant presque toujours d’arguments ad hominem dans l’exercice de leurs devoirs.
L’un d’eux du nom de Pagé, qui avait acquis une certaine réputation de batailleur, ne manquait jamais de taquiner et de maltraiter les fils de Racette. Un jour qu’il avait saisi le plus jeune par le chignon, et l’avait fait brutalement pirouetter, l’enfant se mit à pleurer et dit à Pagé qu’il en informerait son père. «Va donc le dire à ton père, enfant de ch…… si tu veux que j’te le frotte !»
Ces mots grossiers étaient à peine prononcés que Racette, qui avait tout entendu, s’avançait paisiblement vers Pagé, dans le dessein de le réprimander seulement de la manière brutale dont il traitait son enfant.
Celui-ci, en le voyant venir, prit des poses de pugiliste et s’avança en faisant tourner deux poings d’une apparence assez formidable; ce que voyant Racette, il s’arrêta et entendit paisiblement son adversaire.
Pagé n’était plus qu’à deux pas et se préparait à lancer une de ses meilleures bourrades, lorsque tout à coup on vit les deux mains ouvertes du colosse s’élever en l’air et se rabattre machinalement sur la tête de Pagé. Celui-ci chancèle… ses deux pieds s’enfoncent jusqu’aux genoux dans le sable du rivage… son corps se replie sur lui-même et sa bouche, qui touche le sable à son tour, peut à peine faire entendre les mots étouffés de «pardon ! — excuse ! — à moi ! — au secours… ! »
Se baissant alors et saisissant d’une main le siège de la culotte de Pagé et de l’autre son échine tremblante, il le soulève et l’envoie rouler à vingt pas aux pieds de cinq ou six matelots, dont l’un, qui connaissait Racette, était venu intercéder pour lui, en disant : «Tenez, emportez votre polisson !»
Pagé fut remonté à son bord et, pendant sa convalescence, il disait souvent à ses matelots : «Imaginez-vous donc un peu si c’t ‘ homme-là m’eût flanqué un bon coup de poing…»
Telle est l’ébauche informe que j’ai faite du portrait de Racette. Je laisse à mes maîtres le soin de le retoucher afin de le rendre digne de figurer dans notre galerie nationale à côté de ceux des Grenache, des Montferrand, des Cadet Blondin, des Reuillards, etc.
P. U. Vaillant.
La photographie de Victor Delamarre (1888-1955), un des hommes forts du Québec, apparaît sur la page Wikipédia qu’on lui consacre.