L’histoire se passe sur le chemin de Beauport, en banlieue de Québec
Nous sommes en 1851. La garnison britannique est toujours à Québec, campée à la citadelle. Elle ne quittera les lieux que 20 ans plus tard. Un meunier de Château-Richer rentre chez lui sur une route enneigée après un voyage à la ville. Le chroniqueur A. Beauchamp, lui-même originaire de Château-Richer, raconte l’événement dans La Patrie du 11 mars 1893. Image du mépris.
C’était en 1852, vers deux ou trois heures de relevée d’un beau jour d’hiver. Un meunier du nom de Déry, demeurant dans le Bas de Château-Richer, s’en revenait de Québec où il était allé par affaires. Il faut vous dire que ce Déry était un homme de plus de six pieds et d’une force extraordinaire, mais bon comme la vie et, un peu comme l’éléphant qui se laisse conduire docilement par son cornac, il ne semblait pas avoir conscience de la vigueur dont la Nature l’avait doué. On disait, dans la paroisse, en parlant de lui : «Doux comme un agneau et fort comme un cheval» et c’était vrai.
Assis sur une botte de foin placée au fond de sa traîne à bâtons, portant le costume légendaire de nos braves campagnards : le capot d’étoffe du pays bien retenu autour du corps au moyen de la ceinture fléchée, indispensable à cette époque; coiffé de l’incommensurable tuque de laine et chaussé de bottes sauvages portant encore l’arôme de l’huile de loup-marin avec laquelle il les avait graissées, le matin même; Déry, ainsi attifé et fumant tranquillement son brûle-gueule bourré de vérine à moitié mûre, avait l’air bien inoffensif; on n’aurait pas cru trouver, sous ces dehors humbles et modestes de nos paysans canadiens, toute la fureur du lion piqué et rugissant de colère. D’ailleurs, replié sur lui, au fond de sa traîne, sa haute stature ne paraissait qu’à moitié, c’est-à-dire que Déry avait l’air d’un homme tout à fait ordinaire, rien de plus, rien de moins.
Déry s’en retournait donc chez lui au petit trot d’un cheval nullement fringant et qui n’aurait jamais remporté de prix sur aucun hippodrome. Il était à peu près à une lieue de la ville, entre l’asile des aliénés et l’église de Beauport, lorsqu’il vit venir à sa rencontre et à grand train une voiture élégantes attelée à deux chevaux fringants et conduite par deux officiers anglais en garnison à Québec. À la vue de cet habitant canuck, ces braves (?) militaires lui commandent, sur le ton le plus grossier, de leur livrer tout le chemin, chose qui n’est pas toujours facile avec nos chemins d’hiver, à la campagne.
— Allons, disent les officiers, range-toi et plus vite que ça !
Déry déplie sa longue charpente, livre la moitié de la voie encaissée entre deux murailles de neige amoncelée, et leur dit : — Vous n’avez pas droit à plus que la moitié du chemin : vous l’avez, et passez.
Les officiers font la rencontre avec un peu de difficulté et, en passant près de Déry debout dans sa traîne, ils lui sanglent un coup de fouet vigoureux en pleine figure. La tuque tombe sur la neige et quelques gouttes de sang s’échappent du visage de Déry, dont la colère pâle devient terrible. Ce n’est plus un homme, c’est le lion s’apprêtant au combat. «Ah ! mes maudits chiens d’Anglais, rugit-il entre ses dents serrées, vous allez me payer ça !»
En un clin d’œil, il tourne la bride vers la ville et se met à la poursuite des deux officiers. Ceux-ci, se voyant poursuivis, mettent leurs chevaux au galop. Déry les suit de près au plus grand train de sa bête, un de ces petits chevaux trapus de la race normande, dont on ne donnerait pas deux sous à les voir, et qui ont, néanmoins, le jarret solide et sont toujours en haleine. Cette race de chevaux, la première importée du pays, a presque disparu.
Le normand de Déry semble s’inspirer de l’ardeur belliqueuse de son maître : il court, il galope avec fureur et suit, le nez à quelques pouces des Anglais.
Les officiers fouettent leurs bêtes à tour de bras, mais inutilement : Déry les suit avec la persistance de l’ombre suivant le corps. La bise glaciale de l’hiver gémit, âpre et méchante, sur la route de la Canardière; mais notre homme ne la sent pas; la colère lui fait même oublier qu’il est nu-tête, n’ayant pas pris le temps de ramasser sa coiffure enlevée par le coup de fouet de ces «chiens d’Anglais». Il sait d’ailleurs qu’il pourra mettre la main sur ceux-ci au pont de la rivière Saint-Charles, où il faut nécessairement s’arrêter pour payer, à la barrière, la taxe des chemins.
En effet, arrivés à la barrière et quoiqu’il ne fissent qu’une halte de quelques minutes pour satisfaire la perception de l’octroi, les deux officiers ne purent échapper à la poigne d’acier de Déry. D’un bond de chat sauvage, il était hors de sa traîne et ses deux énormes pattes d’ours s’abattirent sur les épaules des deux officiers. Les quelques gouttes de sang qui lui barbouillaient la figure, sa hure que le vent avait mise en broussaille, et surtout la colère terrible dont il était possédé, le rendaient presque hideux et n’étaient pas de bonne augure pour les fils d’Albion.
De ses bras nerveux, il tire ceux-ci hors de leur voiture à peu près comme on tire une anguille de sa peau. Aussi poltrons maintenant qu’ils se sont montrés agresseurs inexcusables, ils veulent parlementer, offrir des excuses au géant qui, par la force de ses bras puissants, les fait s’entrechoquer rudement, comme il aurait pu le faire de deux poupées et d’une manière peu rassurante pour la charpente osseuse et anguleuse des deux militaires.
«Des excuses ! dit-il, maudits polissons. Non, non ! et je vous traîne malgré vous chez le magistrat.» Puis, les traînant, de fait, comme on traîne un chien récalcitrant, Déry les mène chez M. Paradis, juge de pax, demeurant alors à une petite distance du pont. Là, sur les instance du magistrat, Déry régla l’affaire à l’amiable, après avoir reçu $40, c’est-à-dire $20 de chacun des officiers auxquels il dit sous forme d’adieu et en leur montrant son énorme poing : — «Si jamais vous me rencontrer encore, ne recommencez pas le même jeu, car, alors, ce sera avec ça que je règlerai l’affaire.»
L’image ci-haut, comme d’autres que j’ai en ma possession, a une certaine histoire. Durant les années 1970, une employée du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche me téléphone. Je n’ai pas retenu son nom, malheureusement. « Vous ne me connaissez pas. Je sais que vous êtes historien. Nous mettrons sous peu au rebut un certain nombre de photographies noir et blanc, de format 8’’ X 10‘’, qui ne nous seront plus utiles. Si la chose vous intéresse, passez les chercher. » Bien sûr, j’ai accouru.
Cette photographie, prise il y a donc une quarantaine d’années, faisait partie du lot. À l’endos, Il n’y a d’écrit que «Carnaval-souvenir de Chicoutimi». Puis il y a la marque d’un tampon, de couleur bleue, qui se lit : Sujet : [rien de mentionné] Endroit : [rien de mentionné] Gouvernement du Québec, Ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche. No : [aucun] Photographe : Fred Klus. Mais le nom de ce photographe est barré d’une trace de stylo bleu.
Histoire qui fini a mon goût!
Les Anglais ont eu le mépris facile dans leurs colonies.
J’adore cette histoire.
Ça pourrait être le point de départ pour un scénario de film.
Le chroniqueur Beauchamp nous donne force détails avec sa plume bien aiguisée.
On a qu’à fermer les yeux pour revivre toute la scène.
C’est comme si on était là. Vraiment j’adore.
Et comme quoi, on trouve toujours son homme à un moment donné…
Absolument, Belle Acadienne. Et ce Beauchamp, lorsqu’il se force, lorsqu’il met du soin pour la peine, peut nous offrir de fort beau texte.
P.S. C’est étonnant, l’histoire ne l’a pas retenu comme journaliste intéressant. Il est devenu, le pauvre, un parfait inconnu. J’arrive à retrouver certains indices sur lui à force de le lire. Ainsi a-t-il échappé un jour qu’il venait de Château-Richer. Mais, diable, je n’arrive pas encore à préciser son prénom, j’aimerais bien.