Un sorcier, ce Portugal ?
Il y a plus de cent ans, les lecteurs des journaux québécois semblaient friands de phénomènes étranges, «surnaturels». On leur parlait de maisons hantées, de revenants. Des écrivains québécois rédigeaient des contes, des histoires étonnantes. Grâce au télégraphe, la presse avait aussi facilement accès à ce qui se publiait ailleurs en ce domaine.
Un exemple ? Le journal La Patrie du 15 février 1892 reproduit un texte de l’écrivain, critique d’art et journaliste français Octave Mirbeau (1848-1917), un homme à l’imagination fertile. Extrait d’un écrit sur ce cher Portugal, qui lui savait qu’il n’était pas sorcier.
Joseph Portugal était le dernier représentant d’une famille de sorciers qui, durant plus d’un siècle, régnèrent dans Frélotte. Son arrière-grand-père, son grand-père, son père, tous ses oncles et tous ses cousins avaient été sorciers, et l’on racontait d’eux des choses merveilleuses et terribles. Une autre fatalité pesait sur les Portugal : ils se suicidaient.
Depuis cent ans, on ne connaissait pas un seul Portugal qui fût mort comme tout le monde, de mort naturelle, dans son lit. Ceux-ci se pendaient, ceux-là se noyaient; on citait un Portugal qui s’était enterré vif, avec un chat noir; un autre qui s’était lancé du clocher d’une église; un autre encore, qui, sur les côteaux de Saint-Jacques, un soir, avait allumé un grand feu de lande et de tourbe, et s’était couché sur le brasier rouge, en chantant.
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Leur pouvoir était illimité. Ils guérissaient les malades abandonnés des médecins, rendaient fécondes les terres stériles, arrêtaient à leur gré les épidémies des bestiaux. Mais ils n’étaient point toujours d’humeur à ces sorcelleries bienfaisantes. Plus volontiers, ils se servaient de leur puissance magique pour tourmenter les hommes et torturer les bêtes.
Il leur suffisait de tremper le bout des doigts dans une pipe de cidre pour changer le cidre en bouse épaisse; de passer la main sur le derrière d’une vache pour que le lait tournât en urine puante. Rien qu’à frôler un homme, il faisait entrer en lui l’esprit du mal, et il n’était point rare de voir, par les champs, des êtres grimaçants courir en agitant les bras, comme des ailes de moulin à vent, se tordre dans les talus, se traîner le ventre dans les ornières boueuses, en proie au diable, et clamer dans le vent :
— Portugal !… Portugal !… enlève-moi le diable !
Pourtant, il était possible de se préserver des enchantements des sorciers; dès qu’un sorcier vous avait touché, il fallait le battre à bras raccourcis en répétant trois fois : «Sorcier, je te rends le mal.» De cette façon, on narguait le diable et l’on paralysait l’influence du sorcier. […]
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Notre Portugal, malgré toute la gloire de ses aïeux, n’avait aucun goût pour la sorcellerie; il en ignorait même les pratiques fondamentales. C’était un pauvre diable, faible, timide, à moitié idiot et qui aimait à parler aux bêtes Il eût désiré être berger, mais aucun n’avait consenti à lui confier son troupeau. Dans les fermes où il était venu demander de l’ouvrage, on l’avait chassé; alors il s’était mis à mendier, mais personne ne lui donnait rien.
Il habitait, au milieu d’une bruyère, une sorte de hutte faites de planches raboutées, avec deux paquets de lande sèche en guise de toit. Portugal serait évidemment mort de faim si l’administration des ponts et chaussées ne l’eût employé à casser des pierres dans les bois de Pied-Fontaine, qui est propriété communale, et où il y a plus de cailloux que de bois.
Quoique plus inoffensif qu’un mouton, on le redoutait beaucoup à Frélotte, plus qu’aucun des terribles Portugal qui avaient passé dans le pays, parce qu’un sorcier qui se cache d’être sorcier et qui n’exerce pas au grand jour son art mystérieux, est mille fois plus dangereux. […]
Le seul bon temps de Portugal, c’était dans le bois de Pied-Fontaine, loin des regards humains, lorsqu’une vache s’approchait de lui, ayant quitté sa pâture, trouvant ses entraves défaites. Il abandonnait son casse-pierre, soulevait son masque, causait avec la vache, la caressait, était bien heureux. Il aimait aussi voir passer les chevreuils derrière les cépées, et bondir les écureuils, la queue en l’air, au haut des pins.
Inspiré par ce texte de Mirbeau, il y aurait tant à dire sur les comportements sociaux de la bête humaine.
La photographie d’Octave Mirbeau, ci-haut, apparaît sur la page Wikipédia qui lui est consacrée.