Se donner une raison de vivre
Prendre soin de l’anonyme qui dort et nommer, nommer la vie. Si bellement.
Le 18 février 1886, un Québécois d’origine, qui signe E. Migré et habite alors Hartford, dans l’État du Connecticut, envoie une lettre au journal montréalais La Patrie, «Lettre du pays voisin». Il dit être arrivé en 1879 à Boston avec son ami Garneau, où il loue «une petite chambre, au cinquième, dans une grande maison en briques rouges», donnant sur les quais. Extraits de cette lettre qui fait la une du journal le 22 février 1886.
Lecteur, tu ne sais pas ce que c’est, toi, que la nostalgie ? Tu n’as jamais dit adieu à ton père, à ta mère, à tes frères, à tes sœurs, à tes amis; tu n’as jamais quitté pour toujours le coin de terre que tu aimes, ni salué une dernière fois, en pleurant, le clocher de ton village; tu n’as jamais coupé court à tout ce que tu pouvais avoir d’affection en ce monde, ni brisé tes liaisons les plus chères pour aller recommencer ailleurs une vie de tristesse et d’angoissé où l’avenir peut te sourire, mais où le passé n’existe plus. Alors, tu ne me comprends peut-être pas.
L’été venu, nous faisions parfois de longues promenades, le matin, à travers la campagne, quand le ciel était bleu. Puis quelques fois, nous allions jusqu’au petit cimetière, là-bas, tout au bout de l’avenue. En ce temps-là, faute de n’avoir rien à chérir, je m’étais mis à aimer les tombeaux. Et je les aimais si bien que parfois, en automne, pendant des heures entières, je traînais ma nostalgie sur leurs marches inondées de feuilles mortes.
C’est dans une de ces courses solitaires et sans but, à travers les mausolées et les humbles tombes des pauvres, que le hasard me fit découvrir un jour, loin des tombeaux riches, une petite croix noire, sur laquelle était inscrit le nom d’un émigré canadien. Vous ne savez pas de que cela me fit, de voir ce pauvre abandonné, qui était venu dormir là, je ne sais trop pourquoi, loin du sol natal. Du reste, rien qu’un nom; pas de fleurs auprès de sa tombe; pas d’arbres; pas d’oiseaux. Seulement, à l’heure où j’y allais, les après-midi de beau temps, un grand saule là-bas, à vingt pieds, dont les feuilles étaient pleines de soleil.
Je ne suis pas allé revoir cette tombe depuis des années. Non. Le sort m’a poussé ailleurs. Pourtant, oui, j’y suis allé, l’autre hiver, mais alors le cimetière était rempli de neige. Le petit sentier connu, je ne l’ai pas même trouvé. Et moi qui pouvais y aller les yeux fermés, autrefois. C’était devenu pour moi une habitude de faire ce que j’appelais alors un petit pèlerinage.
Aussi je n’y manquais jamais, ah ! non, jamais, excepté les jours d’orage quand le sentier était impraticable. Ces jours-là, il m’a semblé qu’il me manquait quelque chose. Le pauvre mort ! c’était pitié de le savoir là, tout seul, dans sa tombe d’émigré. Garneau ne l’a peut-être jamais su, mais, presque tous les jours, je trouvais moyen d’acheter quelques fleurs sur les quais, pour le mort, en passant. D’ordinaire, c’était d’humbles violettes, bien chétives; mais qu’importe. Et j’étais tout fier, en franchissant la barrière du cimetière. Je connaissais presque tout dans le petit sentier.
Quand j’atteignais la tombe, je déposais mes fleurs religieusement sur le sol, dans les grands foins. Oui, et je restais là parfois des heures, des heures entières, à me demander qui pouvait être ce pauvre émigré, dont le nom était inscrit en grosses lettres blanches sur cette humble petite croix.
Je ne l’ai jamais su. Et quand je m’en retournais, je m’arrêtais toujours à l’entrée du petit sentier qui conduisait à l’avenue, pour saluer une dernière fois la tombe.
D’ordinaire, à ce moment-là, le soir commençait déjà à rougir la pointe des mausolées. Le cimetière semblait encore plus calme et je marchais lentement, les yeux baissés, recueilli, comme si je venais de faire une action sainte.
Quand j’atteignais l’avenue, il faisait presque nuit. J’entendais au loin, sans le voir, le roulement des tramways, semblable au bruit de la marée montante. Puis les gaz s’allumaient un à un, là-bas, devant moi, en file, tandis que des voix d’enfants, stridentes ou sonores, s’élevaient dans la tranquillité du soir tombé :
— Herald ! Boston Herald !