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Voilà les émigrants à Québec

Jusqu’en 1912, Québec est l’un des grands ports d’entrée des émigrants venus d’Europe pour le Canada. À compter de 1890, sur une longue jetée à l’embouchure de la rivière Saint-Charles, là où se trouvent aujourd’hui l’alignement des silos à grain de la Bunge, une gare maritime et ferroviaire de deux étages et de 400 pieds de long, pour accommoder de 4 000 à 5 000 personnes en même temps, les accueille. Débarqués de bateau, ils ne demeurent que quelques heures à Québec avant de monter dans un train pour l’Ouest canadien. Dans L’Album universel du 29 juillet 1905, Jean Portal raconte cette arrivée. Tableau coloré propre à inspirer tout cinéaste.

Québec, 9 heures du matin.

Le «Bavarian», le splendide transatlantique de la Compagnie Allan, vient d’accoster doucement à quai, souple et obéissant à la main du pilote, lui, le géant des mers, comme un frêle canot d’écorce au coup de pagaie du sauvage. On lance les passerelles. Les officiers de l’immigration et du service de santé montent à bord pour y prendre connaissance du rapport de route.

«Nous avons 1,280 émigrants, déclare le docteur, 27 ont été débarqués au lazaret, 22 pour cause de «trachoma», — maladie des yeux surtout fréquente chez les Orientaux, — les 5 autres, dont deux enfants, comme atteints de scarlatine. Le reste est bien portant.»

Et la contre-visite commence aussitôt. Un à un, chaque émigrant, tenant à la main un petit carton jaune, son certificat de vaccination, passe devant le médecin de service, qui le juge d’un coup d’œil rapide, parfois soulevant une paupière, tâtant une articulation, inspectant une bouche. Puis il se dirige vers l’autre extrémité du navire, ramasse ses hardes, ses bagages, ses outils, et s’en va cahin-caha, oscillant sur ses jambes mal assurées, comme s’il se trouvait encore sur le plancher mouvant du paquebot, jusqu’aux immenses hangars en planches, grands comme des manèges, où il peut se reposer en attendant l’heure du départ du train qui doit l’emporter vers les lointaines régions de l’Ouest.

Et c’est bientôt dans cette gigantesque salle d’attente un remous vivant, une cohue étrange, bariolée, hurlante, qui s’agite, crie, s’apostrophe dans toutes les langues, véritable chaos d’où il est d’abord impossible de dégager une impression bien définie, tant les types les plus divers s’y mêlent et s’y succèdent avec la rapidité de personnages de cinématographie.

Peu à peu, dépendant, la tempête se calme, le diapason général s’abaisse; des groupes se forment en des poses pittoresques, conversant à mi-voix, faisant l’inventaire de leurs pauvres hardes ou comptant à la dérobée les débris de leur modeste fortune, dernier espoir, viatique suprême dans cette vie nouvelle et mystérieuse qui va commencer pour eux…

Voici des Juifs russes aux longues barbes, aux airs cauteleux. Ils ont fui leur pays pour échapper aux persécutions et aux massacres. Que deviendront-ils ? Savetiers, tailleurs, regrattiers, sans doute, et… manieurs d’argent certainement dès qu’ils auront amassé quelques dollars. Près d’eux se groupent des Scandinaves, Danois, Suédois aux cheveux cendrés, aux yeux d’un bleu profond, au parler doux et chantant. Hélas ! la famille était devenue trop nombreuse; le lopin de terre familial ne suffisait plus à la nourrir. Ils l’ont vendue, ils ont réalisé une petite somme, et après avoir dit un «au revoir»,  un «adieu» peut-être aux vieux parents, aux amis, ils se sont élancés vers ce monde inconnu qui doit leur assurer sinon la fortune, du moins le droit à l’existence que leur refusait la patrie.

Voici des Syriens en robes multicolores, des Grecs en justanillas, des Arméniens perdus dans d’interminables «stamboulines«, futurs souverains du royaume de l’«ice-cream» et de l’empire des fruits. Des Hongrois vêtus de courtes chemises blanches, les jambes nues dans des bottes collantes, coudoient des Albanais, aux regards farouches, des Galiciens silencieux, l’air sombre, hébété, drapés dans de grossières peaux de mouton qu’ils retiennent de leurs doigts calleux et noircis à force de gratter la terre.

La plupart portent au cou une large pancarte timbrée d’une agence et indiquant leur point de départ et leur lieu de destination. Véritables colis humains qui vont se perdre dans les immenses plaines de l’ouest, inconscients et insouciants, car, pour eux comme pour le philosophe, la patrie, c’est là où l’on est heureux !…

Maintenant, le silence est presque complet. Tout ce monde erre lentement, sans bruit, ou s’allonge paresseusement sur les ballots bossuées de formes étranges, avec des airs fatigués et s’étirant les membres, encore endoloris des heurts de la traversée, tandis que circulent quelques industriels vendant du pain, des provisions diverses, du café ou du thé bouillant, et que la marmaille cosmopolite galope échevelée avec l’insouciance du jeune âge que l’inconnu attire au lieu d’effrayer.

Brusquement, un appel retentit, bref et sonore : «All aboard !» — C’est l’heure du départ.

D’un seul bon, toute cette foule est débout, s’élance vers les portes, s’engouffre pêle-mêle avec les colis dans les longs wagons du Canadian-Pacific. En un clin d’œil, le quai est désert. Tout est paré… Un tintement de cloche, un craquement de wagons, et le train s’ébranle lourdement, tandis que s’éloignant peu à peu les halètements de plus en plus précipités de la locomotive, emportant vers les terres nouvelles et jeunes les rêves et les espérances des représentants de tout un monde.

 

L’image ci-haut du départ de Hambourg d’un navire à vapeur chargé d’émigrés allemands est parue dans L’Opinion publique du 5 novembre 1874. On la retrouve sur le site de http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/illustrations/accueil.htm sous le descripteur «Immigrants». Ci-bas, les silos à grain où était la gare maritime et ferroviaire à Québec. Tout un monde bleu et blanc, dirait-on.

2 commentaires Publier un commentaire
  1. Martin Labrecque #

    Un texte émouvant. Tous ces gens qui se sont arrachés à leur milieu d’origine, abandonnant ainsi patrie et famille. Leur espoir de trouver une vie meilleure. Pour certains des rêves brisés, pour d’autres un avenir radieux.

    Merci pour tous ces billets où vous puisez dans notre histoire pour rendre hommage à l’expérience humaine et aussi pour les photos magnifiques où vous mettez en valeur la beauté du monde qui nous entoure.

    7 août 2013
  2. Jean Provencher #

    Merci infiniment, cher Monsieur Labrecque. C’est fort émouvant, en effet. Ces gens, même poussés par la vie, devaient quand même être bien courageux.

    Et sachez, cher Vous, que vous me réjouissez que vous preniez beaucoup plaisir à ce site sur l’expérience humaine, le voyage que nous faisons tous. Je ne touche rien financièrement, je ne cherche que le partage.

    7 août 2013

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