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Photographe en 1900

Un auteur s’amuse à décrire sous forme poétique le quotidien d’un photographe, dans son studio. Un texte qui paraît dans Le Monde illustré du 2 février 1895, sous le simple titre de «Photographies».

 

 

 

Dans mes salons photographiques
Je tire au vif tous les passants,
Les têtes aristocratiques
Comme les têtes de manants :
Visage brun, visage rose,
N’y perdent pas le moindre trait.
À qui le tour, à qui la pose ?
Cric ! Crac ! voilà votre portrait !

Combien de fois j’ai, dans la chambre noire,
Étudié les visages humains !
Que de beaux yeux m’ont conté leur histoire !
Que de secrets sont restés dans mes mains !
Bon freluquet, dont le cou se balance
Dans un carcan trois fois amidonné;
Vous qui comptez, en votre suffisance,
Pour le plus frais et le mieux bichonné;
Noble lion, ne bougeons plus, j’opère !
— Merci, soleil, l’épreuve est bien à point.
Mais moi, j’y lis, écrit par la lumière :
«Beau front, c’est vrai, mais de cervelle point.»

Riche gourmet, c’est à toi la sellette :
Prends un maintien digne de Savarin.
Je vais placer un verre, une fourchette
Et deux poulets près d’un flacon de vin.
N’oublions pas le cure-dents classique,
Le coude à table et les yeux demi-clos;
Figure enfin l’animal domestique
Que le trop-plein endort sur quelques os.
Heureux ventru, ne bougeons plus, j’opère !
— Merci, soleil, le profil est parfait.
Mais moi, j’y lis, écrit par la lumière :
«Vaste estomac, où l’âme disparaît.»

Je t’attendais, ô splendide poupée,
Dont les regards fatiguent ton miroir.
Blonde lionne, à crinière bouclée,
Sur ce divan prends tes airs de boudoir.
Souris un peu, laisse voir ta denture,
Écarte aussi ce fichu trop décent.
Toi qui connais l’effet d’une posture,
Fière sirène, appelle ton talent.
Tu poses bien, ne bougeons plus, j’opère !
— Merci, soleil, quel cliché séducteur !
Mais moi, j’y lis, écrit par la lumière :
«Buste vénal, sans amour et sans cœur.»

C’est à ton tour, bourgeoise éblouissante,
Dont les flaflas emplissent mon salon.
Pour toi la pose est bien embarrassante;
Que faire, hélas ! pour te donner bon ton ?
Tes traits sont gros, plus grosse est ta tournure.
Et ces rubis rougissant de tes doigts.
Crois-moi, veux-tu poser d’après nature ?
Eh bien ! prends un balai…. comme autrefois.
Tu m’as compris…. ne bougeons plus, j’opère !
— Merci, soleil, l’épreuve est bien encor.
Mais moi, j’y lis, écrit par la lumière :
« Tout ce qui luit n’est pas toujours de l’or.»

Mais pourquoi donc gagnez-vous tous ma porte ?
Pourquoi, messieurs, déserter mes salons ?
Je vous comprends…. après tout, peu m’importe,
Car vos clichés restent dans mes cartons.

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