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Ouvrons des bibliothèques publiques

Des historiens de la presse québécoise ont-ils déjà étudié Le Pays ? Cet hebdomadaire fondé à Montréal en 1910, qui vivra jusqu’en 1921, est un journal de combat. Il se bat contre les chefs du Parti libéral, à Québec et Ottawa, qu’il juge opportunistes, et contre l’Église catholique, qu’il trouve trop envahissante dans les affaires temporelles. D’ailleurs, en 1913, l’évêque de Montréal, Napoléon Bruchési condamnera cette feuille, interdisant aux catholiques de son diocèse de la lire, affirmant qu’elle est de nature à nuire grandement aux intérêts religieux et à causer un mal réel, surtout à la jeunesse. À vrai dire, Le Pays propose à la société québécoise un discours souvent complètement neuf.

Le 5 novembre 1910, par exemple, prenant le relai d’un évêque ontarien, il demande aux gouvernements d’ouvrir, à l’exemple des États-Unis, des bibliothèques publiques.

 

Monseigneur Fallon a fait une constatation que nous avons enregistrée parce qu’elle corroborait notre diagnostic. Nous savions que l’ignorance exerce des ravages dans la province d’Ontario aussi bien que dans la nôtre; seulement tous n’ont pas l’audacieuse franchise de l’évêque de London. […] Chose consolante et même digne d’attention, c’est le peuple lui-même qui se rend compte de son état et qui demande qu’on le sorte de l’ornière où il s’est enlisé depuis longtemps; il signe des pétitions pour qu’on lui donne sans plus tarder une bibliothèque digne de la ville de Montréal. Autrefois la plèbe romaine réclamait «du pain et des jeux», les nôtres plus raisonnables demandent des livres.

Comment les autorités peuvent-elles résister à ce cri qui ne sort plus des entrailles mais de l’âme, cette aspiration légitime qui nous fait lever la tête au-dessus de notre fange ?

Dans les autres pays, on n’attend pas que le peuple demande des bibliothèques, on prévoit ce besoin impérieux; les gouvernements et les municipalités ne se font guère tirer l’oreille pour établir des bibliothèques nombreuses comme le sable de la mer, dirai-je avec le poète de la bible.

Les États-Unis possédaient, en 1903, 9,111 bibliothèques et dépensent actuellement des millions à leur entretien. […] Les États-Unis doivent leur rapide évolution aux nombreuses bibliothèques qui rayonnent en tous sens dans l’immense république. Ils ne sont guère plus vieux que nous, et regardez comme ils ont pris de l’avant. Même en technologie, l’ouvrier canadien reste routinier, parce qu’il ignore la théorie de son métier. Sa tâche est ennuyeuse parce qu’il ne connaît pas la raison des choses que l’on apprend en lisant, quand on n’a pas pu l’étudier préalablement. Il n’est jamais trop tard pour parfaire une instruction; nombre de vieillards fréquenteraient les bibliothèques, augmentant jusqu’à la fin de son trésor acquis.

Espérons que les autorités municipales ne reculeront pas cette fois devant leur devoir qu’il leur est impossible de ne pas comprendre, la lettre en est assez grosse. Si ouvrir une école, c’est fermer une prison, l’établissement des bibliothèques enraye les progrès de l’alcoolisme et vide les buvettes, par un moyen moins radical que le souhaiterait Carrie Nation*, mais plus logique.

«Si votre enfant vous demande du pain, vous ne lui donnerez pas un caillou; s’il demande un poisson, vous ne lui donnerez pas un serpent.» Si le peuple veut des livres, vous ne lui donnerez pas des trottoirs; s’il réclame la liberté, la fierté, l’indépendance, lui donnerez-vous le boulet et les chaînes ?

Paul S. Bédard

 

* Voici une page Wikipédia en anglais sur Carrie Nation.

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