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Le défilé de la vie

Avant-hier, nous citions Margot, cette chroniqueuse du Canada qui malheureusement n’est pas passée à l’histoire. La voici à nouveau, cette fois-ci avec une réflexion, «pour rire» dit-elle, sur les voyages d’été, qui paraît dans Le Canada du 29 août 1908. Mais parlons-en, pour rire; c’est plutôt bientôt émouvant.

 

Les voyages d’été ont bien leur avantage — si ce n’est en partant, c’est en revenant.

Si vous aimez beaucoup votre maison, vous la regretterez; si vous ne l’aimez pas, mon Dieu ! bien mince alors sera le regret de la déserter quelques jours ou quelques mois !

Si vous habitez une chambrette jolie, tendue de soie, aux meubles élégants, au grand lit moelleux qui captive vos rêves, avec une large fenêtre où le soleil jette ses flots de gaieté chaude dans vos rideaux brodés, sur les bibelots de vos corniches et jusqu’au cœur de l’oiseau qui sommeille royalement dans sa cage dorée, vous ne retrouverez pas la même chose ailleurs, — même chez des amies. […]

En bouclant vos malles, vous pensez : «Ah ! je ne serai pas longtemps à ce voyage qui m’ennuie déjà avant d’être partie; ne pleurez pas, petit coucou qui avez si gentiment chanté la nuance des heures; je pars pour agir selon la mode, un peu comme tout le monde, mais j’y laisse mon cœur avec tout mon regret.»

Et vous partez ! Les volets se ferment, la maison si riante s’est imprégnée, un peu comme vous, de quelque chose de triste, qui s’accroche à tous les départs. […] Vous arrivez ailleurs — n’importe où et quelque soit la maisonnette ou le château, la petite grève ou la belle plage qui vous attend, vous comparez… et, pour peu que les regards qui vous entourent soient froids, pour peu que votre col enrubanné mais obligatoire vous serre trop le cou, impatiente et nerveuse madame habituée à toutes ses aises d’enfant gâtée, vous regrettez tout bas le grand kimono japonais fleuri, où les grandes cigognes brodées savaient si délicatement endormir vos inquiétudes…

Vous regrettez vos pantoufles mignonnes, votre berceuse blanche qui a compris, sympathisé avec tant de rêveries et la frêle table à thé toute intime, avec ses tasses mauves, où vous trempiez vos lèvres, tranquille, reposée, sans être obligée de saluer tant de monde, de sourire à tant d’indifférents, malgré vous, tellement que votre chocolat devenait froid alors; n’est-ce pas, Madame, qu’on adore nos maisons et que les voyages ont l’avantage de nous égayer — en revenant ?

Imaginez maintenant celle dont le manque d’argent la fait vivre dans un logis sans soleil et sans air, qui ne mange pas assez, et dort sur un matelas trop mince, qui cache sa misère et ne peut avoir de chagrin sans que tous ses voisins soient témoins de ses yeux rouges, et qui part un beau matin en voyage laissant derrière elle se lamenter les tracas, les suggestions, les préjugés, pour aller vivre d’une vie nouvelle, si peu exigeante en fait de bonheur, qui n’a besoin que d’un coin d’herbe, que d’un bord de rivière, et du soleil, beaucoup de soleil pour relever le moral d’un cœur exténué… […]

Ah, pour celle-là, combien le voyage est une délivrance ! Délivrance d’inquiétudes qui creusent des plis à son front, délivrance d’une vie surmenée qui pâlit sa figure et délivrance aussi des chansons et des rires, entassés, foulés, écrasés dans une âme jeune et joyeuse que, malheureusement, le destin a fait taire avant qu’elle n’ait chanté — et les voyages ont beaucoup leur avantage — en partant !!!

Cela vous explique pourquoi on voit tant de figures différentes dans les trains qui voyagent pendant l’été…

Trains bondés de monde, échantillons d’un peu tous les pays, les uns qui vont heureux, d’autres qui reviennent, malgré eux, avec le regret infini d’avoir laissé, après si peu de temps, un petit coin tranquille dont le bonheur et la paix s’étaient emparé pour leur nid…

Trains renversants de gens qui lisent, chantent, rêvent et souvent pleurent ! Trains allant de tous côtés, n’importe où, transportant n’importe qui, miniatures à toute vitesse de notre propre vie, avec ses espérances et ses déceptions !

Trains coupables, complice des larmes, des départs, des adieux, qui emportent des yeux qu’on aime, des petites mains gantées faisant un signe d’adieu, où jeunes, vieux, pauvres, riches, enfants, amoureux, écoliers, gens tristes ou gais, en rose ou en deuil s’en vont, s’en vont — Amas d’illusions, où les uns vont cueillir des fleurs, où les autres rapportent des épines, où l’on se dit au revoir ! pour souvent ne jamais revenir, où l’on pleure un long baiser d’adieu pour se rencontrer sur la même grève un beau jour que le hasard nous favorise, une grande joie, où les jeunes filles frôlent des vieillards endormis, où la grande dame en toilette brodée humilie sans le savoir la livrée mince et pas chère de la petite servante, où les grosses malles renversantes de broderies écrasent le petit sac où se rangent les petites blouses sans broderies, où les plaisirs frôlent les tristesses, les bourses vides les billets de banque…

Ah ! ces voyages, ces voyages !!!

 

Pour rire, disait-elle.

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