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Une rage !

Un journaliste qui signe A. Beauchamp propose ce qui a l’air de tenir lieu d’un éditorial dans l’Album universel du 19 août 1905.

Une grande épidémie vient de fondre sur le monde et afflige sérieusement l’humanité. Contre elle, la médecine, l’hygiène ne peuvent rien. Elle envahit tout, pénètre partout, s’attaquant aux grands et aux petits.

On a cru au début que c’était un mal passager, une fantaisie, qu’elle disparaîtrait comme la mode ou un mal de dent.

Hélas, c’est devenu une contagion irrésistible, une maladie incurable, j’allais écrire une folie.

Au fait, pourquoi pas ? La folie c’est l’asservissement de la raison à une idée qui à force de se développer finit par atrophier toutes les autres.

Or la manie de la carte postale illustrée — vous l’aviez deviné, hein ? — une fois qu’elle s’est emparé de son homme, elle le tient bien et si l’on n’y prend garde elle le mènera loin.

La jolie carte postale illustrée — elles ne sont pas toutes jolies, il y en a de bêtes et de prodigieusement ridicules — est devenue une énorme industrie, qui rapporte gros au fabricant et à l’État. D’après les statistiques américaines et canadiennes, des millions de cartes circulent tous les jours en Amérique, tandis que l’Europe et l’Amérique se battent à coups de petits carrés illustrés, détaillant les beautés pittoresques des deux continents.

Par ce temps de villégiature, la carte postale est souveraine. On ne s’écrit plus. On s’envoie des images. L’impression que l’on recueille d’une telle ville visitée, de tel monument admiré, on la trouve imprimée chez le marchand du coin, le camelot de la rue, dans les gares, les bateaux, partout. Plus d’effort.

Même qu’aujourd’hui on ne se donne plus la peine de visiter ni la ville ni le monument. Aussitôt débarqué, le voyageur pressé fait sa collection de cartes, qu’il enverra à ses parents, amis et connaissances et s’il a le temps il ira voir et admirer les beaux sites de l’endroit, qui ne lui diront plus rien, car il les a déjà découverts sur un carton colorié de quatre sous.

Et voilà.

L’autre jour, je reçus de deux amis en villégiature à X… deux cartes postales, que je n’attendais pas. Ils ont voulu me faire plaisir évidemment. Peut-être voulaient-ils ironiquement me rappeler que je moisissais en ville. En tout cas, j’accueillis avec curiosité les deux missives en toilette bariolée de vert, de rouge et de bleu. L’une représentait une plage. Le ciel et la mer étaient bleu prusse, la côte, arbre et sable, verte et les maisons jaunes. L’autre me donnait le profil d’une grosse baigneuse sortant de l’onde — une Vénus de l’endroit.

L’une et l’autre portaient une légende et une ligne de prose, genre télégraphique, que mes deux amis avaient griffonnée hâtivement chacun sur sa carte et qui répondait bien au caractère des deux individus. Le premier homme idéaliste, un brin distrait, avait écrit : «Nous arrivons. Temps superbe. Endroit idéal. Amitié…» L’autre, homme pratique, écrivait au même moment : «Arrivés depuis ce matin. N’avons pu sortir de l’hôtel. Il pleut à torrents. On dit l’endroit très joli. Au revoir. » Celui-ci, c’était l’homme à la plage; l’autre à la baigneuse; c’est clair.

Avez-vous la manie des cartes postales ? Après tout vous n’êtes pas seul.

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