Skip to content

Un certain Pitoune

À l’occasion, l’Album universel, l’hebdomadaire montréalais, prend plaisir à publier des textes inédits. Voici l’un d’entre eux, Pitoune, paru dans l’édition du 1er août 1903, simplement signé Alfred.

Il est absolument inoffensif, doux comme un enfant. Ses plus grosses colères vont à peine jusqu’aux menaces.

Il erre, de village en village.

Tout le monde le connaît et le plaint; il a partout une écuelle de soupe et un morceau de pain.

Seuls, les enfants, — qui ont pourtant plus de pitié que n’a dit le poète, — le turlupinent un peu.

Pitoune est un pauvre fou. Sa manie, très originale et très inoffensive, consiste à collectionner des morceaux de bois ouvrables, pour en faire des traîneaux.

Été comme hiver, il tire toujours après lui deux ou trois de ces petits véhicules, chargés de bûchettes de bois blanc, ramassées un peu partout.

Cette caravane de traîneaux glissant dans la poussière blanche et torride, quelle discordance étrange, comme l’état d’esprit du lamentable propriétaire de tout cet attirail.

À le voir passer, ainsi, robuste paysan, à l’air honnête, aux joues hâlées par le soleil, remorquant ses jouets d’enfant, on est pris d’une indéfinissable pitié.

Les enfants courent en riant après lui, et, quelquefois, à son véritable et grand désespoir, lui subtilisent un morceau de bois, qui se fût transformé, entre ses mains habiles, en un pimpant traîneau. 

Un heurt subit, un cahot ou même un pied malveillant renverse, quelquefois aussi, traîneaux et bûches dans le chemin.

Et, alors, le vieil enfant prend un air si triste, si triste.

Je l’ai rencontré souvent. Mais jamais sans une impression douloureuse.

Je ne sais trop pourquoi, Pitoune me rappelait malgré moi le mot fameux : «L’homme arrive au tombeau, traînant après lui la longue chaîne de ses espérances brisées.»

À mon insu, une comparaison s’établissait peut-être, dans mon esprit, entre ces jouets, si laborieusement façonnés et si souvent renversés et perdus, entre cette ténacité à ne pas s’en départir et à en augmenter le nombre, et nos mécomptes à nous tous, nos déboires, notre infatigable courage à recommencer projets en entreprises, jusqu’à ce que vienne le terme inévitable et définitif.

Ce pauvre Pitoune, il eût été bien étonné, — s’il eût pu s’étonner de quelque chose, — des réflexions qu’il m’inspirait.

 

Le traîneau ci-haut est une création du modéliste Robert Leblanc. N’allez surtout pas confondre cet artisan avec le Pitoune de cette histoire. J’ai eu le bonheur de rencontrer ce cher Robert Leblanc chez lui, à Baie-Saint-Paul, homme bon, calme et doux, à l’été 2010. Il est né à Saint-Magloire de Bellechasse en 1926. En 1930, toute la famille déménage à Baie-Saint-Paul, car son père devient entrepreneur forestier dans les forêts du Séminaire de Québec. Il se voit alors confier des lots forestiers qu’il doit couper pour de grandes compagnies. Avant le tracteur en forêt, on utilise des chevaux et le jeune Robert en est témoin à l’occasion. À sa retraite, inspiré par un ouvrage sur les voitures à chevaux au Québec, il devient modéliste, fabricant de petites voitures à chevilles de bois que chacun peut assembler par la suite. Il bâtit aussi des crèches, que tout acheteur meuble de petits personnages à son gré. Monsieur Leblanc nous a quittés le 12 octobre 2011, à l’âge de 85 ans.

Robert Leblanc

No comments yet

Publier un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Vous pouvez utiliser des balises HTML de base dans votre commentaire.

S'abonner aux commentaires via RSS