Les cris de la rue (seconde séquence)
Retrouvons-nous donc dans la rue, à Montréal, pour y entendre les cris des divers marchands ambulants. Alfred Marchand nous y invite dans La Patrie, le 5 novembre 1903. Rattrapons le fil.
Puis les voitures à bananes, toutes pleines de ce fruit importé du sud, avec son vendeur au cri perpétuel et si énervant parfois-toujours ! Bananes ! Oh les bananes, bananes. Il faut en avoir entendu la note discordante pour la rendre avec tout l’air voulu et surtout l’intonation spéciale. Il n’y a aucun doute que beaucoup de gens en ville ont des penchants sensibles pour ce produit américain, car il s’en débite en grand, s’il faut en juger par les cris qu’on en entend sur la rue.
Et notre ami qui circule encore de nos jours, voir même à la nuit tombante, et qui nous perce les oreilles avec ses appels stridents de Bon blé-d’Inde bouilli ! Cinq cents pour deux épis ! N’avez-vous pas eu parfois l’idée de porter plainte aux autorités municipale pour lui faire mettre le holà ? Non ? eh bien, on aurait dû le faire, car c’est une nuisance publique.
Comme beaucoup d’autres d’ailleurs.
Un compositeur américain, farceur à ses heures, et très spirituel d’ailleurs — les Américains ont la réputation méritée d’avoir la double bosse de l’invention et de l’originalité, sœurs jumelles, n’est-ce pas ? — a fait un coup d’état et de finances, il y a peu longtemps, en lançant sur un public tout disposé, puisqu’il ne s’y attendait même pas, la fameuse chanson devenue trop tôt populaire, Any rags ? any ra… ags ? any rags any bottles to day ? It is the same old song in the same old way.
Les paroles étaient vieilles pour ne pas dire antiques, si non solennelles, mais l’air a pris. (Après tout, vaut autant que l’air prenne que de prendre de l’air.)
Ça pris partout, ça même trop pris, car nos vendeurs de guenilles ont attrapé la note qui était évidemment contagieuse. Aussi un autre cri de la rue, qui va plus ou moins sur la note à la mode américaine, nous accable à son tour :
Des guenilles ? Des guenilles. Des guenilles, des bouteilles ! C’est la même vieille chanson sur le même vieux ton. Ça se chante sur le même air. (Changeons d’air et que ça ne cloche point !)
À propose de cloches : Y en a-t-il en ville, un peu, mes amis ?
Mettons de côté les cloches religieuses, les cloches nécessaires, les cloches obligatoires, toutes les sonneries indispensables !
De celles-ci, un mot, avant d’aller plus loin.
Les Américains qui visitent Montréal — je parle naturellement de co-citadins — sont toujours étonnés de voir une espèce de cloche à manche se balader à travers les rues, voire même les principales artères commerciales, suivie d’un individu à piètre mine, à triste figure, qui semble ne pas pouvoir ouvrir la bouche pour bailler même, encore moins pour vous expliquer les détails de son malheureux destin. Les gens des alentours — nous ne parlons pas des sourds — apprennent alors qu’on va fermer l’eau subito. Et notre type poursuit son ging-à-long — ging-à-long, jusqu’au dernier détour du coin de rue spécifié. Ailleurs, dans d’autres villes, où la cloche n’est pas aussi en honneur qu’ici, on se contente d’annoncer la fermeture des conduites d’eau par voie des journaux.
Ici, la cloche semble être indispensable en de telles circonstances.
Encore la cloche de l’aiguiseur de ciseaux ! qui répare aussi les parapluies, — pas la cloche, mais l’individu.
Et, l’homme aux bâtons forts, qui veut sans doute préserver sa belle voix et qui sonne sa petite cloche, souvent fêlée, dans les cours pour attirer les pratiques, et la cloche de l’italien qui appelle les enfants à venir déguster un verre de crème à la glace.
Nous pourrions continuer à l’infini, mais il nous faut terminer pour annoncer malheureusement une bien mauvaise nouvelle à nos vendeurs publics à pied ou en voiture, et nous mettons sous leurs yeux, sans plus tarder, la section 7 du règlement 182 de la ville, qui est leur condamnation :
Sec. 7. Il est défendu à toute personne munie d’un permis de colporteur de créer ou de débiter aucune marchandise ou article dans aucune rue ou place publique de façon à attirer la foule ou à gêner la circulation sur aucune rue ou trottoir, ou par quelque clameur, son ou bruit, de troubler ou incommoder aucune personne, ou d’être cause que la paix et le bon ordre dans la cité soient troublés.
Mtre Perras, l’érudit conférencier de la police, expliquera à 4 heures cet après-midi le règlement en question aux constables. Il est probable, sinon certain, que des ordres vont être donnés pour mettre fin aux cris de nos vendeurs publics.
Encore de vielles coutumes qui disparaissent, comme dirait l’autre.
Si le cœur vous dit d’écouter cette chanson, Any rags ?, d’un compositeur américain, cliquez sur l’adresse ci-jointe : http://www.youtube.com/watch?v=GrU-2udvUbs&feature=youtube_gdata_player
Bonjour Jean.
Et pourquoi coupait-on l’eau si fréquemment, au point qu’un simple son de cloche sans explication puisse être clairement compris de tous? C’est intrigant.
J’en ai vu encore dans les années 80, je crois, des vendeurs de légumes et fruits passant dans les ruelles de Montréal. Et je me souviens, plus jeune, du rémouleur à vélo, qu’on appelait alors, plus clairement j’oserais dire, l’aiguiseur de couteaux.
En passant, j’adore ces sculptures sur bois! Visages familiers et attachants. Encore un inconnu de talent, quoi. On en croise sûrement souvent de ces artistes-là sans le savoir (eux-mêmes, le savent-ils?).
Merci encore pour ce blogue.
Victor
Merci beaucoup, cher Victor. Je me souviens, à Trois-Rivières, avoir vu (et entendu) un long monsieur efflanqué, aiguiseur de couteaux, réparateur aussi de parapluies, aller par les rues avec sa cloche. Alors très jeune, je me rappelle de même du vendeur de glace, l’été. Dès qu’il montait à l’étage pour laisser chez quelqu’un un bloc de glace, nous accourions à sa voiture pour nous voler un morceau de glace à sucer.