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Le tramway de 7 heures moins quart (seconde séquence)

Retrouvons-nous donc dans ce défilé de la vie, dans le tramway de 7 heures moins quart, à Montréal, le 31 octobre 1903. Rattrapons le fil.

Ce chauffeur — à coup sûr — qui ne laisse voir ses traits que le lundi matin. Non qu’il porte un voile, comme une dame, ou un masque, comme un brigand, mais dès le mardi vous lui voyez la figure couverte d’une couche de poussière de charbon de terre, qui va s’épaississant jusqu’au samedi, ne se débarbouille que le dimanche.

 

Le conducteur donne deux grands coups de cordon, la cloche deux fois résonne dans le compartiment du motorman et le tramway se remet en marche. Le conducteur vient aussitôt recueillir mon billet jaune, mais, comme il me reconnaît, il y met certaines formes, ébauche un sourire et me remet préalablement la correspondance dont j’aurai tout à l’heure besoin.

 

Avenue Mont-Royal, clame l’instant d’après le conducteur.

 

Aussitôt, je suis sûr de voir apparaître à la portière deux fillettes, les deux sœurs, à coup sûr, pauvrement mises et de la même manière, qui portent sous le bras, enveloppé dans la gazette de la veille ou de l’avant-veille leur repas du midi. Petites ouvrières que la tâche quotidienne n’effraie pas, car elles babillent sans discontinuer, afin de compenser peut-être pour le silence qu’elles devront observer à l’atelier.

 

Entre à leur suite une forêt de barbe rousse sur la figure d’un homme dans la cinquantaine dont le labeur plutôt que l’âge a voûté les épaules. Il a les regards éteints de l’homme qui a été toute sa vie assujetti à de rudes travaux, et se laisse choir sur la banquette avec la visible satisfaction de celui à qui il reste toujours quelque fatigue dans les jambes.

 

Et le tramway repart.

 

Sans arrêter de nouveau, il contourne la base du mont Royal dont je vois l’imposante masse se profiler en immense hémicycle sombre sur le fond clair du firmament.

 

Avenue des Pins, crie derechef le conducteur d’une voix si forte que le petit vieux en sursaute. Ce qui me fait demander pourquoi ces sympathiques fonctionnaires annoncent si haut les noms de rues lorsqu’il fait jour et que les voyageurs y voient aussi bien qu’eux, tandis que vous ne les entendez généralement point après le coucher du soleil, lorsque vous courez le danger de vous découvrir à vingt rues au-delà de votre but.

 

Cette réflexion n’empêche pas le gros monsieur ventru et à la figure rubiconde qui prend ici son tramway de 6.45 heures, de monter majestueusement en faisant s’entrechoquer les breloques suspendues à la lourde chaine d’or de sa montre.

 

Grand, toujours rasé avec soin, portant double menton et des vêtements qui trahissent de la fortune, ce monsieur, par sa ponctualité à prendre le tramway de 6 h. 45, me plonge dans un abîme de perplexité. Le voir dans un tramway de 9 heures, à la bonne heure, voilà le matin des gens aisés. Mais quelle besogne peut être assez pressante pour forcer ce personnage — on voit bien que c’en est un — à sortir si tôt de son lit : voilà une question qui m’obsède depuis des mois et que je désespère de résoudre.

 

Rue Milton !

 

Entrent encore quelques têtes de tous les jours. C’est le moment de serrer les rangs pour faire place sur les banquettes. À la prochaine rue, quelqu’un restera debout, et il s’en trouvera qui se lèveront pour permettre à une dame ou demoiselle de s’asseoir.

 

Cet usage de céder son siège n’est généralement pas agréable pour le monsieur, je veux bien le reconnaître; mais dans le tramway de 6 h. 45, cela équivaut au contraire à une bonne fortune. Et je prouve.

 

Puisque nous sommes entre connaissances — oh ! rien que de vue — la jeune personne à qui un heureux hasard vous permet de faire cette gracieuseté vous en sait gré, c’est clair, et souvent s’en souvient le lendemain.

 

J’en ai rencontré dont les regards exprimaient encore, le troisième jour, une vague reconnaissance.

 

Rue Sherbrooke ! Ontario !

 

Le tramway est encombré.

 

Ste-Catherine !

 

Ici, il y a correspondance, et quelques figures que je ne connais point profitent de ce prétexte pour se mêler à notre société.

 

Dorchester ! Lagauchetière ! Vitré ! Craig ! hurle coup sur coup l’inlassable organe du conducteur.

 

Je descends.

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