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Lettre à une corneille

Chère corneille,

Je me demande si tu es disposée à entendre mon discours. Oui, je sais, comme le loup, le renard et même, à l’occasion, le chat, tu fus souvent victime de la bête humaine. J’ai souvenir encore de nos habitants québécois qui tuaient une des tiennes pour la crucifier, en croix, sur le mur de leur grange, afin d’effrayer les autres. Je me rappelle aussi que jusqu’en 1989, on pouvait, au Québec même, te tuer à volonté, qu’importe le temps de l’année, même si tu étais au nid.

Sachant ta grande mémoire, je comprends tout à fait ta méfiance à notre égard. Mais sache qu’il est arrivé que des journalistes ont parfois cherché à prendre ta défense, à te donner une place honorable parmi nous. Vois ce texte du quotidien montréalais L’Étendard qui fait la une du samedi 17 mars 1883.

La question de savoir d’une façon précise quels sont les animaux utiles ou nuisibles à l’agriculture sera toujours, croyons-nous, très controversée et très controversable; le hérisson, la taupe, la corneille, et bien d’autres animaux, ont leurs détracteurs et leurs défenseurs acharnés, et chacun apporte à l’appui de son opinion des preuves qui lui semblent irréfutables, de telle façon que l’on en pourrait conclure que chaque animal se manifeste dans la nature par un rôle tantôt utile, tantôt malfaisant, et qu’il est bien difficile, la plupart du temps, de savoir de quel côté penche la balance.

Prenons la corneille pour exemple. Cet animal, qui passe de la plus extrême défiance à la confiance absolue, devient familier à la vue des travaux et des instruments de culture parce que l’observation lui a permis de comprendre que le laboureur ne vient dans le champ que pour remuer le sol et lui préparer un repas composé de vers et de limaces dont il est très friand.

Chaque matin, dès l’aube, dans la saison des labourages, de nombreuses bandes de corneilles quittent les bois en poussant des cris discordants pour y rentrer, non moins bruyantes, après avoir exploré les champs d’alentour, souvent à d’assez grandes distances.

La corneille est bienfaisante quand elle plane dans les airs en quête des insectes nuisibles à nos produits; malfaisante quand elle se jette affamée sur les terres fraîchement ensemencées. Elle est bienfaisante quand elle poursuit les oiseaux de proie de la petite espèce qui n’ont pas d’ennemi plus vigilant. Elle est malfaisante quand, au milieu de l’hiver, elle fait brèche aux couvertures des meules de grains et s’acharne sur les gerbes dont elle gaspille une partie pour livrer le reste à l’intempérie de la saison.

Elle est bienfaisante quand elle mange les animaux morts qui pourraient empester l’air, et dont on ne surveille pas toujours l’enfouissement; elle est malfaisante quand elle visite les basses-cours où elle décime les jeunes poulets.

Il semble que la balance est juste ou à peu près, et la population agricole appréciant le bien que fait la corneille la déclare utile à l’agriculture. Seulement les cultivateurs feront bien d’user de leur droit de légitime défense, et d’exercer un peu plus de surveillance sur leurs terres après l’emblavage; qu’ils agissent de même à l’égard de leurs blés versés, qu’ils placent leurs meules de grains plus près de leurs maisons.

Grâce à ces sages précautions qui après tout sont simples à prendre, ils pourront maintenir la corneille dans la catégorie des oiseaux utiles.

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