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Le ras-le-bol des sollicitations (2/2)

Qui connaît Alphonse Lusignan ? À peu près personne. Et pourtant il avait une plume du tonnerre. Aujourd’hui, il n’y a plus de journalisme québécois à la manière de ce que faisaient Lusignan et Arthur Buies.

Nous en étions donc au ras-le-bol de Lusignan avec le porte-à-porte bien dérangeant, en particulier lorsqu’on vient de s’assoupir après le repas. La suite de son texte est un véritable document ethnologique sur ces gens qui, au cours de l’année, vont de maison en maison, dans une ville comme Montréal.

 

— Ta, ta, ta ! me dit ma femme, après avoir lu ce qui précède. Madame W… m’a conté mieux que cela ces jours derniers. Elle venait de monter à sa chambre, et se disposait à s’habiller pour faire des visites, quand on sonne à la maîtresse porte, la porte de cérémonie, qui est précédée d’un si beau portique. Elle se rappelle qu’elle a envoyé l’une de ses bonnes faire une commission chez madame P… et que l’autre promène les enfants; le groom seul est dans la maison, mais pas en tenue. Alors elle se décide à descendre ouvrir. Et qu’aperçoit-elle ?

Sur la chaussée, un vieux cheval étique attelé de bouts de corde et de cuir sur un méchant tombereau; devant elle, dans le portique, une figure d’assommeur qui d’une voix rauque lui demande en anglais : Des guenilles, des bouteilles, des os à vendre ! Rags, bones, bottles for sale !

— Un policeman passait à ce moment, dit Mme W… je lui fis signe d’approcher. Je n’avais plus peur et je me hasardai à demander à mon visiteur si ma maison avait l’air de la maison d’un commerçant d’os ? Le policeman à son tour lui tomba dessus et lui fit une réelle frayeur en le menaçant du violon [ainsi appelle-t-on familièrement la prison] s’il se hasardait jamais à frapper ailleurs qu’aux portes de service. Je sais bien qu’il est allé trop loin, mais il lui a donné une bonne leçon. Savez-vous bien, après tout, que nos domestiques sont les esclaves de la porte ? Je serais curieuse de savoir combien de fois elles y vont certains jours, et la plupart du temps pour des choses qui n’intéressent nullement la maison.

* * *

Madame W… avait parfaitement raison.

Aux sonneurs de nuit, c’est généralement le maître de la maison, non la servante, qui répond; et qui est ce sonneur ? Presque toujours un garçon livreur au service d’un épicier ou d’un marchand de nouveautés, qui vous arrache à votre premier sommeil pour vous demander l’adresse de quelqu’un que vous ne connaissez généralement pas ou qui demeure dans un autre quartier.

Vous êtes en butte toute l’année au marchand et à la marchande des quatre saisons.

Dès le petit printemps, c’est le vendeur de sirop d’érable; ce sirop est généralement tiré de la fonte d’égales parties de cassonade et de vieux sucre d’érable, — cela est vrai neuf fois sur dix.

Un peu plus tard, c’est la vendeuse de fleurs de la Gatineau; ce sont des fleurs pas choisies, poussées au hasard des prés et des jardinets.

Ce sont les vendeuses de fruits sauvages les meilleurs : fraises, framboises, bluets, mûres. Achetez, la saison dure peu. Et puis on vous les vend frais.

Il y a la marchande de pommes à la douzaine et le marchand au boisseau; la saison est longue, et vous paierez moins cher chez le fruitier et au marché.

L’Italien qui traîne en brouette son éventaire [sic] de bananes, de noix et de pistaches de terre.

Avec l’automne se montre le maraîcher qui a tous les légumes; méfiez-vous, c’est cher.

L’Allemande qui colporte de la ferblanterie, et sa fille de la dentelle qu’elle a faite pendant son été; elles mendieront sans honte des mitaines, un châle, un bonnet de laine, des bas qu’elles apercevront près du poêle; ayez l’œil sur leurs agissements.

Le vendeur de bois toujours sec, qui suinte l’eau à l’approche du feu.

Faites, lecteur, sur vous-même et sur votre voisin un tout court examen des embêtements minuscules qui souvent embrunissent votre face sereine, et en moins de cinq minutes vous serez à la tête d’une pacotille de petites servitudes que vous n’avez peut-être jamais songé à secouer; hache en bois et l’oreille à la sonnette !

 

Source : La Patrie (Montréal), 31 octobre 1891.

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