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La légende des rêves

Feuilletant les journaux anciens du Québec, on tombe à l’occasion sur des textes incroyables qui, même non signés, auraient mérité au moins une ligne ou deux de présentation. Quel auteur se cache sous ces mots ? Voici l’un de ces textes — La légende des rêves — dans L’Écho des Bois-francs, l’hebdomadaire d’Arthabaskaville, du 30 mars 1901. Fort surprenant dans un Québec de 1900.

Là-haut, volant vers le Soleil avec mes Rêves — compagnons brillants et ailés, nés de l’Amour et de l’Aube, mais soucieux et muets en leur quête d’infini — je voyais souvent, lorsque nous passions sur les vallées du Réel, un autre vol pareil qui rampait contre le sol.

Avide de nouveauté et las de notre course sans repos et sans but, attiré par ces frères inconnus et plus beaux, peut-être plus heureux — et je voulais quitter mes compagnons.

J’ai plongé quoi qu’à regret vers ces frères d’En-bas, mais j’ai connu qu’ils n’étaient que nos fantômes, le vain reflet de notre vol dans la rivière et les lacs.

Prisonniers sous le métal du miroir, ils semblaient reculés dans l’impossible et à jamais perdus, et les remords tenaient mes regards fixés sur ce mystère.

Bientôt l’air plus lourd de la vallée, l’arôme violent des fleurs et l’odeur fétide des marécages oppressèrent mes poumons; une torpeur m’envahissait et fermait mes yeux…

Déprimé au creux du val, étouffé dans son propre sang mourait le Soleil entre les pointes altières des futaies; plus bas, dans les eaux mortes ou lentes, il courait encore.

Les eaux, les épaisses forêts et les bouches des autres buvaient les vestiges éteints de sa gloire et mes ailes appesanties rencontraient dans les ténèbres la paroi froide des rochers et les rameaux hostiles des chênes.

Et comme je m’efforçais dans mon angoisse de hausser mon vol ralenti et tenais ma tête renversée pour aspirer un air plus pur, j’entrevis soudain les espaces libres du ciel, je vis le verdissant zénith où vers le couchant s’ébloyait, pareil aux pétales envolés d’une rose, l’essor empourpré de mes Rêves.

Pour la première fois, après tant de circuits et d’années, ils m’apparurent radieux et devins.

Un suprême frisson m’affranchit. Mes forces m’étaient rendues. En trois coups d’aile, je les rejoignis dans la Lumière.

 

Pour moi, ce texte-ci fait naître les mêmes images que La Mort d’Orion, de Gérard Manset, succession empressée, déstablisante, se développant comme dans un rêve, et se terminant par la si belle voix d’Anne Vanderlove, qui échappe « Que la légende d’Orion soit morte ». Bravo à Manset pour ce texte !

5 commentaires Publier un commentaire
  1. alain gaudreault #

    Ça me rapelle ceci!
    Le Corbeau
    Traduction de Charles Baudelaire

    « Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »
    Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.
    Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même, et rien de plus. »
    Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, — dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien de plus !
    Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » — C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! » — Purement cela, et rien de plus.
    Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement, — dis-je, — sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; — c’est le vent, et rien de plus. »
    Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de plus.
    Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
    Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !
    Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »
    Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !
    Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus !
    Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !
    Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
    « Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
    « Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
    « Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
    Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !

    25 mars 2013
  2. Jean Provencher #

    Dites donc, cher Monsieur Gaudreault, vous allez vous aussi nous virer à l’envers. Ah, je n’ai rien contre ça, j’aime bien.

    25 mars 2013
  3. alain gaudreault #

    Le corbeau d’edgar allan poe!

    25 mars 2013
  4. alain gaudreault #

    Dans les années 70 un groupe anglais de rock progressif avait sortie un album avec E.A.poe, the allan parsons project;ça laisse des traces

    26 mars 2013
  5. Jean Provencher #

    Tiens, tiens, tiens, cher Monsieur Gaudreault, nous saurons tout bientôt de vous !

    26 mars 2013

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