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La pluie fait jaser

Au cours d’une année, au Québec, il pleut ou il neige six jours sur dix. De là, par exemple, les forêts luxuriantes. Le 12 septembre 1890, dans l’hebdo L’Union libérale, le chroniqueur François-Gilbert Miville Déchêne (1859-1902), avocat originaire de Saint-Roch-des-Aulnaies et signant sous le pseudonyme de Metstacent, est en panne de sujet. Pourquoi donc, alors, ne pas parler de la pluie ?

 

Justement il pleut aujourd’hui pour la première fois depuis dix jours.

Beaucoup de gens considèrent la pluie comme un inconvénient, une chose absurde, bête, humide.

Moi, je ne trouve pas.

D’abord, c’est généralement dehors qu’il pleut et, comme je suis sédentaire, il est rare que j’en souffre.

Oui, mais les autres ?

Ils ont tort de se plaindre; avec un peu de pratique on s’y fait. Ainsi voyez les poissons, ils ne peuvent plus se passer de l’eau. Les amphibies s’en moquent, et les canadiens en feront bientôt autant.

D’ailleurs, il ne faut pas lutter avec plus puissant que soi; la pluie a pour auxiliaires le conseil municipal pour remplir l’aqueduc et une partie de la population rurale qui s’intéresse à l’irrigation des terres.

Juste au moment où je commençais à être spirituel, deux flâneurs chassés par la pluie entrent dans le bureau [Déchêne a son bureau d’avocat dans le Vieux-Québec]. Je leur propose d’écrire en collaboration. Effrayés de la responsabilité, ils s’enfuient et rentrent dans l’élément humide où ils pataugent encore.

Rendu à la solitude, je retourne à mon sujet et je constate que le vendredi est le seul jour où la pluie soit mal venue; je ne saurais vous en dire la cause, si ce n’est qu’il pleut aujourd’hui, vendredi, et que je n’ai pas le courage de la défendre en face.

Un des grands avantages de la pluie, c’est le plaisir exquis qu’on éprouve à voir patauger les gens dans la rue. Une grosse dame cherche à traverser la chaussée; elle fait des calculs pour éviter les larges flaques d’eau luisantes; un cocher ruisselant étoile une dude [sic] de terre et de boue en lançant son cheval à fond de train; une jolie fille montre un pied à faire rêver.

Combien de mariages un jour de pluie n’a-t-il pas occasionnés ?

L’usage de la pluie remonte à la plus haute antiquité.

La bible nous apprend que les plus belles années de Noé furent celles qu’il passa dans l’arche par une pluie battante.

Il est vrai qu’il eut soin de se monter une ménagerie complète pour se distraire pendant son voyage. Soit dit en passant, il eut pu se dispenser d’embarquer tant d’insectes. Ce procédé a été imité de nos jours par Barnum [le grand cirque américain].

Après avoir balloté par les flots encore plus longtemps que Christophe Colomb, ce bon patriarche finit par découvrir la terre, où il s’empressa de débarquer croyant toucher l’Amérique. Mais, comme on sait, il s’était laissé induire en erreur par une colombe, et ce fut tout à recommencer. L’honneur de découvrir le nouveau continent était réservé à un autre Colomb, Christophe, qui passe à juste titre pour avoir du génie.

Enfin, l’eau s’étant retirée poliment, Noé sortit de l’arche et pendit la crémaillère après avoir vendu sa ménagerie à grand sacrifice.

Dégoûté de l’art nautique et de l’eau en général, il se mit à cultiver la vigne et à boire du vin, si bien qu’un jour il s’enivra faute d’avoir mis de l’eau dedans.

 

Ce bien agréable texte provient de l’ouvrage Chroniques et opuscules d’autrefois, compilation par Éric Dorion, Québec, 1912, 237 pages. Il s’agit d’un livre qui veut rendre hommage à quatre chroniqueurs de L’Union libérale de Québec : Charles DeGuise, François-Gilbert Miville Déchêne, Ludovic Brunet et Edmond-Georges Paré.

Sur ce cher Noé, lointain petit-fils d’Adam, le conjoint de la belle Ève, voir au moins cette page Wikipédia si vous ne le connaissez pas.

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