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La Romance du Vin

Je vous parlais des soirées du Château de Ramezay, où, le vendredi soir, des écrivains se réunissent pour s’encourager à écrire. Ils se lisent leurs textes entre eux et les commentent. Au sein de cette poignée de membres de l’École littéraire de Montréal, l’un d’entre eux tranche franchement, Émile Nelligan (1879-1941). Contrairement aux lignes habituelles des autres, inspirées souvent du discours patriotique traditionnel, ses textes tiennent de cris qui naissent au plus profond de lui-même.

Voici une de ses propositions, qui sans doute laisse bouche bée les assistants, un de ces vendredis soirs au château.

 

La Romance du Vin

Tout se mêle en un vif éclat de gaîté verte.
O le beau soir de mai ! Tous les oiseaux en chœur.
Ainsi que les espoirs naguères à mon cœur,
Modulent leur prélude à ma croisée ouverte.

O le beau soir de mai ! le joyeux soir de mai !
Un orgue au loin éclate en froides mélopées;
Et les rayons, ainsi que de pourpres épées,
Percent le cœur du jour qui se meurt parfumé.

Je suis gai ! je suis gai ! dans le cristal qui chante,
Verse, verse le vin ! verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j’ai de la foule méchante !

Je suis gai ! je suis gai ! vive le vin et l’Art !…
J’ai le rêve de faire aussi des vers célèbres,
Des vers qui sonneront les musiques funèbres
Des vents d’automne au loin passant dans le brouillard.

C’est le règne du rire amer et de la rage
De se savoir poète et l’objet du mépris,
De se savoir un cœur et de n’être compris
Que par le clair de lune et les grands soirs d’orage !

Femmes ! je bois à vous qui riez du chemin
Où l’Idéal m’appelle en ouvrant ses bras roses;
Je bois à vous surtout, hommes aux fronts moroses
Qui maudissez ma vie et repoussez ma main !

Pendant que tout l’azur s’étoile dans la gloire
Et qu’un hymne s’entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n’ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire !

Je suis gai ! je suis gai ! vive le soir de mai !
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre !…
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre;
Enfin mon cœur est-il guéri d’avoir aimé ?

Les cloches ont chanté; le vent du soir odore…
Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh ! si gai, que j’ai peur d’éclater en sanglots !

 

Ce texte est extrait du livre Les Soirées du Château de Ramezay par l’École littéraire de Montréal, publié chez l’éditeur Eusèbe Senécal, à Montréal, en 1900.

Bien jeune, le pauvre Émile sombre après l’écriture de ses premiers textes. Le 9 août 1899, on l’interne à la Retraite Saint-Benoît, d’où il est transféré en 1925 à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, son lieu de vie jusqu’à sa mort.

 

Cette photographie d’Émile Nelligan âgé de 12 ans provient de Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Montréal, Fonds Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, Office du film du Québec, Documents traités (support 35 mm en cours de numérisation), cote E6, S7, D700001 à 700001E.

— O —

Complément d’information une douzaine d’heures après la mise en ligne de cet article. Je reçois à l’instant le Bulletin de l’Amicale des anciens parlementaires du Québec (Québec, printemps 1912), dans lequel se trouve un texte de mon ami André Gaulin intitulé «De Crémazie à Garneau : trois générations de la poétique québécoise». Un tiers de son texte porte sur Nelligan. En voici quelques lignes en lien avec mon article : « Il faut dire que peu de temps avant qu’il soit soustrait à la vie publique, le 26 mai 1899, au Château de Ramezay où l’École littéraire de Montréal tient ses réunions, il a déclamé son poème «la Romance du vin», ce qui lui a valu d’être porté en triomphe dans les rues de Montréal. »

2 commentaires Publier un commentaire
  1. Bar d’Émile
    ———

    À Verlaine versons la douce absinthe verte ;
    Aux amants, du bordeaux qui renforce le coeur ;
    Aux marmitons, de quoi se divertir en choeur,
    Il viendra d’autres gens, laissez la porte ouverte !

    Laissez se rafraîchir cet inconnu qui chante,
    Donnez-lui ce vin frais qu’il réclame toujours ;
    Donnez au charpentier son calice du jour,
    Car il l’acceptera sans intention méchante.

    Du vin ! Du pain grillé ! Des haricots ! Du lard !
    Servez l’apéritif aux grands buveurs célèbres
    Ainsi qu’aux vieux banquiers à la mine funèbre ;
    Sur les trottoirs, déjà, se forme le brouillard.

    Mais ici, la parole et le rire font rage,
    Le malheur n’entre point, la honte, le mépris
    Ni le regret frappant tous ces gens incompris ;
    Il est doux d’être là quand retentit l’orage.

    À boire dans un seau pour ces éléphants roses !
    Pour venir jusqu’à nous, bien long fut leur chemin,
    Acceptez ce pinard, chers amis des humains,
    Et remplissez-vous-en, ne soyez pas moroses.

    À boire pour le Maître à l’éclatante gloire !
    Qu’il savoure au comptoir un hydromel doré
    Car c’est le temps de rire, et non point de pleurer ;
    N’écoutons des corbeaux la villanelle noire.

    Chers buveurs, votre zèle en cet endroit m’honore :
    Vous formez en ces lieux un merveilleux tableau.
    Non content de verser les boissons à grands flots,
    Je rouvrirai pour vous la boîte de Pandore.

    14 octobre 2014
  2. Jean Provencher #

    Salutations à Vous de l’autre côté du grand Atlantique !

    14 octobre 2014

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