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Le refuge ou la prison

L’histoire pose souvent au passé des questions venues de nos préoccupations présentes. En ce moment, parce que la population vieillit, il faut sans doute prévoir que, très prochainement, on s’intéressera au sort des aînés d’autrefois. À quelle fin de vie les gens âgés étaient-ils promis ?

Il semble bien qu’en ville du moins, les Québécois de langue anglaise prenaient soin de leurs vieux, mais qu’il n’en était pas de même chez les Québécois de langue française. Voici, à ce sujet, dans La Patrie du 7 mai 1897, un document criant d’un personnage qui signe Un citoyen. Pièce d’archives pour une histoire des vieillards québécois à Montréal. Le mot «canadien» s’applique ici aux Québécois de langue française et le texte s’intitule Un refuge canadien pour la vieillesse.

 

Monsieur le Rédacteur,

À la demande de plusieurs citoyens, je viens vous demander l’hospitalité de vos colonnes, afin de signaler à l’attention publique un état de chose existant pour la plus grande honte de la société.

S’il est une classe de la société qui mérite les sympathies publiques, s’il est des hommes qui ont droit à notre respect et à notre vénération, c’est bien la classe vénérable des vieillards.

Et pourtant, qu’en faisons-nous de ces vieillards ?

Les respectons-nous ? Les vénérons-nous ? lorsque, arrivant à la fin de la vie, ces vénérables pères ne pouvaient plus gagner leur pain quotidien, les avons-nous aidés dans leur détresse et les avons-nous secourus dans leur infortune ? Non, certainement, nous avons manqué au plus sacré de nos devoirs, et c’est pour cette raison que je viens aujourd’hui élever la voix en leur faveur.

Tandis que nos compatriotes d’origine anglaise fondent des asiles pour la vieillesse, pendant que nos amis de nationalité écossaise construisent des refuges destinés aux mêmes fins, nous, plus pratiques et plus économes, nous les envoyons en prison ! Oui, c’est en prison que nous les envoyons, ceux-là qui furent dans leur jeunesse de bons et braves Canadiens; en prison nous les reléguons ces hommes qui pendant toute leur vie ont été des personnifications de probité et d’honnêteté. En prison, ils sont ces bons vieux Canadiens, qui n’ont commis d’autre crime que celui d’avoir négligé pendant leur jeunesse de se procurer un asile pour la vieillesse.

On parle beaucoup en ce moment du monument commémoratif qui sera érigé à Montréal au sujet des noces de diamant de Sa Majesté la reine Victoria [la reine anglaise au pouvoir depuis 1837]. D’aucuns proposent que l’on construise un hôpital destiné à former des garde-malades; un deuxième veut ceci, un troisième demande cela. Bref, c’est un «tohu-bohu» général. Et, au milieu de ce brouhaha, personne n’a songé un seul instant à la recommandation que donnait dernièrement la reine elle-même, lorsqu’elle disait à ses amis que la meilleure manière de commémorer ce grand anniversaire était de soulager les pauvres.

Soulageons-les donc, nos pauvres Canadiens; laissons de côté les résidences vice-royales, passons par dessus les projets d’hôpitaux pour les «nurses» et lançons et propageons l’idée d’un asile pour la vieillesse. Tâchons de trouver un moyen de voir à ce que ces vieillards finissent leurs jours en paix, éloignés de tous ces criminels qui en ce moment sont leur compagnie.

Ne serait-ce pas rentrer dans les vues de notre Gracieuse Souveraine, que de procurer un gîte à ces centaines de vieillards et d’hommes mûrs, qui chaque nuit vont demander un abri dans les différents postes de police ? Ne serait-ce pas rendre le nom de notre reine à jamais béni par tous ces déshérités du sort, qui se verraient, grâce à cet anniversaire, dire un dernier adieu à la prison qui tant de fois les a abrités.

Que ceux qui en doutent de la misère qui règne en cette ville se rendent à la prison de Montréal et qu’ils constatent «de visu» le nombre de prisonniers incarcérés parce qu’ils n’ont point de logis; qu’ils se rendent ensuite aux quartiers généraux de l’Armée du Salut, dans l’établissement du célèbre Joe Beef, situé rue Common, et là ils verront ce que j’y ai vu moi-même hier soir : 87 malheureux, entassés pêle-mêle dans des salles à l’air vicié, desquelles émanent des exhalaisons dangereuses pour la santé, couchés dans la vermine et la pourriture aux côtés d’individus vils et dépravés, n’ayant ni foi ni loi — car il est admis dans les cercles de la police que l’établissement de Joe Beef est le refuge de tous les pickpockets et de tous les malfaiteurs qui infectent la rue St-Paul; qu’ils continuent leur chemin et qu’ils se rendent à la mission protestante de la rue Craig, et là ils trouveront une cinquantaine de Canadiens catholiques, qui n’ont pas dédaigné l’hospitalité qui leur est offerte par des gens qui ne sont ni leurs compatriotes, ni leur coreligionnaires; que ceux qui doutent ne perdent pas courage, et, continuant leur chemin, qu’ils se rendent aux différents refuges protestants de la rue Dorchester et de la rue Ste-Catherine, et ils constateront là aussi le grand nombre de malheureux qui s’y sont réfugiés.

Oui, la misère est grande au sein de la population de notre ville. Les gens qui n’auront pas de logis, et ceux qui n’auront pas de quoi manger se compteront par centaines les 22 et 23 juin, alors que tout le reste de la population nagera dans l’abondance.

Allons, messieurs les promoteurs d’œuvres plus ou moins philanthropiques. Laissez donc de côté vos projets de résidence vice-royale et d’hôpital pour les garde-malades, mais suivez l’exemple de Son Altesse Royale, la Princesse de Galles, et attachez-vous à améliorer le sort des malheureux; ralliez-vous autour du projet pour la construction d’un refuge Canadien-Français et vous aurez bien mérité de la patrie.

 

L’illustration ci-haut est un bronze d’Alfred Laliberté (1878-1953), L’ouvrier. Elle apparaît dans l’ouvrage Légendes, coutumes, métiers de la Nouvelle-France : bronzes d’Alfred Laliberté, préface de Charles Maillard, Montréal, Librairie Beauchemin limitée, 1934, p. 121.

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