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L’heure juste d’une institutrice (deuxième partie)

Hier, l’institutrice Ecila avait commencé à raconter ce qui attend la jeune enseignante qui entre sur le marché du travail. Sa lettre paraît dans La Patrie du 6 avril 1901. Voici la suite.

Ce n’était pas moi qui étais la victime, mais cependant je me hasardai à faire remarquer à ces messieurs, qui avaient été bien «choisis», que cent piastres était absolument rien à offrir à une bonne maîtresse d’écoles, surtout par des gens de leurs moyens; que ce n’était pas le même prix qu’on donne à une bonne servante. «Mais quoi ! répondirent-ils en chœur, une maîtresse d’école, ça ne travaille que six heures par jour, quand nous , nous sommes dans les champs douze à quinze heures par jour, au soleil, à tous les temps ! Ensuite, vous ne savez pas tout ce qu’on a à payer, nous, les habitants, pour l’entretien des chemins, les dîmes et les taxes municipales ! Il y a un bout ! On n’a pas envie de se ruiner !»

C’était une grande consolation pour la maîtresse, n’est-ce pas, de voir qu’on lui donnait presque rien, mais de lui apprendre où allait l’argent, du moins ?  Heureusement que ceux qui réclamaient les deniers ci-haut mentionnés n’étaient pas sous le coup de la loi des engagements des maîtresses d’écoles; car tout méritoires qu’aient été ces nobles «créanciers», ils couraient une fière chance de ne pas avoir grand’chose. Mais non, ces «créanciers», sachant à qui ils avaient affaire, ne laissaient pas ces messieurs à leur générosité; il y a une loi et au besoin on s’en sert ! Pourquoi donc n’y a-t-il pas une loi pour l’instruction, qui donnerait sinon de la générosité, du moins de la justice à ceux qui veulent gouverner les autres et qui ignorent les principes de justice ?

Il y a de nobles exceptions, cependant, parmi les commissaires d’écoles des campagnes, et, depuis neuf ans que j’enseigne, j’ai été plus d’une fois en mesure d’en voir et des pingres et des gentilshommes qui formaient les commissions scolaires. Naturellement, ces derniers étaient plus rares que les premiers, mais on trouve quelquefois ce «trèfle à cinq feuilles» ! Toute une commission scolaire, qui sait faire les choses honorablement et en rapport avec les moyens de la paroisse qu’ils représentent, n’est peut-être pas chose commune dans notre pays, — du moins en ce qui concerne l’élément français — mais dans certaines paroisses, j’ai connu ou entendu parler qu’il y avait un, des fois deux commissaires — rarement trois, par exemple — qui avaient à cœur d’agir honorablement vis-à-vis les institutrices comme envers tout autre mortel. Mais, mon Dieu, que ces hommes-là ont à souffrir et qu’ils ont chaud parfois ! Et les plus «ménagers» du lot ne se gênent pas, une fois sortis du «four», d’aller trouver les contribuables qui ont élu le ou les deux «martyrs» et de leur dire : «Mais savez-vous que ces deux imbéciles que vous avez mis commissaires sont en train de nous mettre dans le chemin ?»

Et soyez bien assuré que les deux hommes, dévoués à l’instruction, payeront cher les paroles ou les essais qu’ils auront osé exprimer ou faire en faveur de l’école. Pensez donc, ces gaspillards, ces prodigues veulent donner quelques dollars de plus à la maîtresse qui a très bien fait son devoir durant l’année qui vient de s’écouler, et qui veut les quitter, et quitter probablement aussi l’enseignement, pour tâcher de vivre un peu mieux comme laveuse de vaisselle de restaurant; ces déséquilibrés qui voudraient avoir une maison d’école convenable et saine pour abriter leur progéniture et celle de leurs voisins, durant dix mois de l’année, au lieu de les tenir dans une espèce de bergerie; de ces fanfarons qui poussent l’orgueil jusqu’à vouloir avoir des bancs et des tables proportionnés à la taille de ces pauvres petits qui détestent l’école par le peu de confort que leur offre tout cet ameublement vermoulu et peu solide ! Décidément, c’en est assez pour faire dresser les cheveux sur la tête des honnêtes gens ! C’est est trop. Il faut à tout prix se liguer contre ces hommes sans jugement !

Et on s’étonne encore que les enfants aient hâte de sortir de l’école ! C’est pourtant bien facile à comprendre.

Il y a certainement bien des institutrices qui ne sont pas des étoiles dans l’enseignement, j’en conviens. Mais mon Dieu qu’est-ce qui peut tant les encourager à le devenir ? Certainement pas ces gens qui les traitent comme des valets de troisième classe. L’enseignement est comme tout autre chose : payons bien et l’on sera bien servi. Mais, d’ici là, il faudra s’en tenir au très vieux proverbe qui dit : «Tel maître, tel serviteur». Et si les commissaires sont mesquins, l’institutrice sera mesquine dans son enseignement, comme tout autre personne qui se dit qu’elle travaille pour rien ou à peu près. En toute occasion, si on veut être bien servi, il faut payer. Laissons la maîtresse d’école libre de faire la charité à qui elle voudra, mais ne la forçons pas par contrat à faire la charité de sa science et de son temps aux commissions scolaires qui sont en demeure de payer ses services comme on paye les services des autres qui nous sont utiles et que l’on se fait un devoir et un scrupule de payer. Mais en vertu de quoi, je vous le demande, se fait-on tirer l’oreille pour rémunérer, comme elle le mérite, celle qui se dévoue corps et âme à instruire, à élever, à former la jeunesse ?

 

Source de l’illustration : Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Montréal, Fonds Conrad Poirier, Photographies, cote P48, S1, P15227. En novembre 1947, l’institutrice Mademoiselle Bennett enseigne l’anglais à ses élèves de l’école Boys’ Farm & Training School, rue Saint-Jacques Ouest, à Montréal.

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