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Pete a rendu l’âme

En plein cœur de nos villes, nous en rencontrons tous de ces personnages attachants que nous croisons quasi quotidiennement, ignorant leur nom, qui ils sont, de quoi ils vivent, où se cachent leurs bonheurs. Dans ma vie, il s’en trouve un qui va à pied, été comme hiver, en plein soleil ou à la pluie battante, portant invariablement un sac à dos défraîchi, plein à craquer de ce qui semble être, dirait-on, tous ses biens. Comme une tortue portant avec elle sa maison. Où va-t-il encore ainsi ? Sorte de Sisyphe roulant sa pierre au fil des jours. Comme chacun d’entre nous, au fond.

Je n’ai jamais osé lui demander le contenu de son sac. Non plus que son nom bien sûr. Et jamais il ne quête. Parfois, je le revois dans d’autres quartiers, beaucoup plus loin, toujours cheminant, ou assis sur un banc en train de se servir une tranche pain blanc, la couvrant de beurre d’arachide, le pot sur le banc à ses côtés. Je n’ai jamais vu personne lui adresser la parole et lui-même ne semble en avoir cure. Mais, depuis quelques années, ô bonheur pour moi, nous nous saluons et nous nous sourions, lui me regardant par-dessus ses lunettes, yeux malins, ratoureux. À l’occasion, nous échangeons à la hâte une blague ou deux. Beaucoup sur le temps qu’il fait.

Dimanche encore, le revoici à nouveau sur la route, alors que les médias nous alarment depuis plusieurs jours sur le passage prochain, bien dangereux, nous prévient-on, de l’ouragan Irène. Une grande pluie venue du sud, avec de forts vents, doit nous tomber dessus. Tel un châtiment. Je n’ai pu m’empêcher de l’avertir : «Hé, vous, faites attention à ma tante Irène.»  Il m’a répondu en souriant : «Ah, y’a pas de soin avec ma tante Irène. On va s’arranger.»

Je l’aime. J’aime le savoir ainsi dans ma vie. Dans son ouvrage Originaux et détraqués, le grand écrivain Louis Fréchette en a chanté quelques-uns de ces personnages étranges de la région de Québec du début du 20e siècle.

Le 31 août 1900, le journal La Presse fait une nouvelle, en page 2, avec le départ de ‘Pete’ à Montréal.

Pete est mort, écrit-on. Encore un de nos vieux types qui vient de s’éteindre. Il était bien connu des environs du marché Bonsecours et d’une foule de bureaux de la rue St-Jacques. Tous les jours, il partait avec sa cargaison de papeterie, crayons, plumes et une foule d’articles du même acabit, afin d’en faire un commerce de colportage  qui servait à soutenir sa vie. Pete était un pauvre vieux de 60 ans, qui avait élu domicile au No 59 de la rue St-Paul. De temps à autre, il disait à sa maîtresse de pension, Mme Drolet, qu’il allait aux États-Unis, et généralement à Boston. Il revenait toujours avec un peu d’argent.

Mais ce qu’il y a de plus étrange chez cet homme, c’est que depuis quinze ans qu’il est à Montréal, il n’a jamais voulu dévoiler son nom. Lui demandait-on où il était né et qui il était, il changeait aussitôt le sujet de la conversation.

Depuis les cinq dernières semaines, le pauvre vieux ne pouvait plus marcher et fut obligé de garder le lit. Vers neuf heures, hier matin, Mme Drolet alla le trouver et lui demanda s’il avait besoin de quelque chose. Il lui demanda un peu d’eau et, après en avoir bu un peu, il se rendormit. Vers midi, on alla voir de nouveau le malade, mais il était dans un tel état de faiblesse qu’il ne pouvait articuler aucune parole.

Mme Drolet fit immédiatement demander le Dr Dugas, de la rue Dorchester, lequel se rendit auprès du malade pour lui donner les soins nécessaires. Le Dr Dugas ne put prescrire grand’chose pour le moribond, qui faiblissait d’heure en heure. Hier soir, vers 9 heures, Mme Drolet essaya de faire parler le vieillard, en lui demandant son nom de nouveau, mais il ne voulut pas répondre et finalement on le trouva mort dans son lit, hier soir, vers 10 heures. Le lieutenant Bourgeois et le constable Bélanger, du poste central, furent immédiatement avertis et se rendirent au no 59 de la rue St-Paul, pour constater la mort du vieillard.

Les autorités de la morgue ayant été averties se rendirent auprès du défunt. Dans une des poches de son habit, on a trouvé une licence de colporteur au nom de Peter Doolan, Irlandais d’origine. Est-ce bien son véritable nom ?

Le défunt paraissait avoir déjà eu une position beaucoup plus élevée que celle de colporteur.

 

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