Voici la page 16 du livre de bord à Sainte-Anastasie en 1976.

Thomas Merton (1915-1968), né à Prades, dans les Pyrénées Orientales, et décédé à Bangkok, en Thaïlande, moine américain, théologien, écrivain spirituel, poète et militant pacifiste. « Bhaktivedanta Swami apporte à l’Occident un rappel salutaire, à savoir que notre culture effrénée à sens unique fait face à une crise, qui peut l’amener à sa propre destruction, car elle manque de l’intense profondeur d’une conscience métaphysique authentique. »
Jean Varenne (1926-1997), né à Marseille et décédé à Paris, indologue français, spécialiste de l’hindouisme, du sanskrit, des cosmogonies védistes et de nombreux sujets touchant aux traditions de l’Inde et aux religions de l’Iran ancien. « Ce livre, la Bhagavad-gita telle qu’elle est, de A. C. Bhaktivevedenta Swami Prabnupata, magnifiquement présenté, est d’une valeur inestimable, car l’Occident connaît mal ce courant majeur de l’hindouisme… On ne peut donc que recommander vivement la lecture d’un ouvrage qui mérite de maintes façons d’être tenu pour considérable. »
Lanza Del Vasto (1901-1981), né dans les Pouilles, en Italie, et décédé à Murcie, en Espagne, écrivain et poète de langue française, philosophe, sculpteur, dessinateur et musicien. « Il est précieux, pour le public français, de posséder ce livre regardé comme sacré par les sages de l’Inde, éclairé par l’exégèse de A. C. Bhaktivevedenta Swami Prabnupata, maître prestigieux, héritier d’une haute tradition. »
Dans les Cahiers de Simone Weil (1909-1943), l’éditeur Plon invoque que Bhagavad-gita apparaît et on le définit comme « un poème religieux et philosophique de l’Inde ancienne; date indéterminable ».
Henry David Thoreau (1817-1862), philosophe, naturaliste et poète américain est du groupe. « Je baigne chaque matin, dit-il, mon intelligence dans la prodigieuse philosophie cosmogonique de la Bhagavad-Gita. Des milliers d’années se sont écoulées depuis sa composition, mais en comparaison de cette œuvre, notre monde moderne et sa littérature semblent chétifs et insignifiants. »
Aldous Huxley (1894-1963), écrivain, romancier et philosophe britannique. « La Bhagavad-Gita est le plus clair et le plus riche recueil de philosophie éternelle jamais compilé. Cela en explique la valeur permanente, non seulement pour le peuple indien, mais pour toute l’humanité. »
Arthur Schopenhauer (1788-1860), philosophe allemand. « Il s’agit là de l’œuvre la plus instructive et la plus sublime qui soit au monde. »
André Chédel (1915-1984), philosophe et chercheur suisse, écrivain, orientaliste et journaliste. « L’œuvre entreprise par le Swami Prabhupada est à la fois considérable et précieuse, car en lisant ses traductions du Srimad-Bhagavatam et de la Bhagavad-Gita le spiritualiste et le sanskritiste sont assurés de posséder une nourriture spirituelle insurpassable et un instrument de travail incomparable qui permet d’avoir accès à la moelle du texte. La pensée authentique est ainsi restituée dans sa pureté primitive, sans apports subjectifs subséquents. »
Plus temps de s’évader, plus temps de chercher dans l’extérieur des choses, dans les temples séniles, les Écritures, mais de transmuer tout. Plus temps d’inventer des systèmes, encore des systèmes, encore des évangiles, mais de rassembler toutes nos forces et de lancer notre foi très haut, comme un harpon de lumière pour crever le ciel de suie — et tirer un Rayon d’or qui change la face des choses.
Ah! point nés pour tourner en rond dans les cycles aveugles! Changeons la vague qui nous emporte en conscience qui roule les mondes — une conscience qui se souvient dans un corps qui rayonne. Car en vérité, ce qui était au début doit se retrouver à la fin, non plus dans un éclatement solaire où tout est aboli, non plus dans un éclatement noir où tout est englouti, mais dans un corps radieux sur une terre accomplie, dans l’innombrable joie des formes qui expriment Dieu partout.
Tout est joie, il faut se souvenir, se souvenir! Elle est là tranquille et sûre sous la peau noire des choses. Elle nous aime.
Et je devine des profondeurs, des profondeurs sans fin, des étendues de conscience comme des mers frémissantes de soleils.
Je sens cela tout proche, comme un sourire derrière un voile. Nous sommes au bord de quelque chose, la vie commence!
Rêvons divinement. Et la lumière dans un corps.
La crique ruisselle au bastingage de mon grenier. Ah! que reste-t-il des boues anciennes ? jamais été, jamais été — rien qu’une petite poudre de joie qu’au long des jours secrètement, j’avais orpaillée, rien qu’un sourire tout au fond. Ah! que reste-t-il!… Je suis ce seul enfant radieux avec l’éternité dans le cœur.
Et cette Présence autour, cette Présence en moi très douce, qui me tire comme par un fil de lumière vers je ne sais quel envol, et qui m’emporte dans une risée sur un grand voilier blanc. […]
Le corps mort est largué. Déjà j’ai pris ma gîte sur les premières lueurs vertes de l’aurore, déjà la route est belle; je tiens ce fil de lumière qui tire, qui tire vers les grandes Indes chargées d’espoir.
15 août 1957.
Satprem, L’orpailleur, Éditions du Seuil, 1960. Voilà de courts passages des pages 237 et 238. Ce qui termine cet ouvrage.
Écoute, Gregory, nous sommes perdus tous deux, ce soir, sur cette crique parce que nous sommes enfoncés dans une petite aventure personnelle. Il faudrait sortir de là. C’est ça qu’il faudrait… passer à une autre altitude. Une autre altitude et les choses se révèlent. Les symboles livrent leurs clefs — tout devient possible! Ah! tout est symbole… tout est symbole de quelque chose par-derrière — mais non des forces obscures que tu connais et qui se dévorent… des symboles qui s’emboîtent et qui pétillent de mille sens. Mais nous n’en voyons qu’un, celui qui crève les yeux, la croûte et le masque que nous prenons pour la chose même… Changer d’altitude, et les choses se chargent de sens — et la même pierre devient gemme qui rayonne de mille mondes. Voir avec le moi de lumière, et au lieu du vain voyage, c’est la vraie vie qui commence.
Pour toi peut-être, et les autres ?
Mais nous sommes tous ensemble, Gregory, tous ensemble pour le meilleur et pour le pire. Tout ce qu’on gagne en conscience est conscience pour les autres. Notre seule victoire sur la nuit est une victoire pour tous, notre seule victoire sur la souffrance, un allégement pour le fardeau total du monde. Tous ensemble !
Il faut d’abord pouvoir sur soi.
Et ceux qui peuvent vraiment quelque chose pour ce monde, ceux qui protègent ce monde — pas du bricolage, du vrai pouvoir sur les causes — ce sont peut-être des inconnus silencieux, ici et là, des hommes nés vraiment et libres, qui se tiennent au-dessus de nos tourbillons et pour qui pouvoir est le signe même de l’amour…
Ceux-là ont mille vies — et l’univers entier pour champ d’action. […]
Tu vois, Gregory, le drame pour nous en Occident, c’est qu’on n’a rien pour respirer. On vit à côté. On passe son temps à durcir sa carapace. Ah! je t’assure, la muraille de Chine n’est rien à côté de ces murs… Mais il y a un enfant sauvage en nous, quelque chose qui chauffe, qui aime, qui est plein de grands vents et d’espace, un rebelle merveilleux, et qui pourtant n’est pas un révolté, pourtant pas un négateur, mais l’affirmateur vraiment qui porte la flamme des hautes mémoires.
C’est cela qui étouffe en nous.
Et qu’avons-nous pour respirer là-bas, dis-moi ? Dès que ça bouge en dedans, on ne trouve que des Églises — tout de suite elle veulent boucler ça dans leur dogme — ou un occultisme dévoyé, ou des livres, encore des livres, comme si nous n’étions que des bêtes à cervelle, des bêtes à purgatoire. Et, pour le cœur, débrouille-toi avec ta femme, Ah! nous vivons mal.
Mais nous sommes autre chose que de la tête et du cœur sentimental, autre chose que des hérédités plus ou moins lourdes, et nous voulons respirer. Ah! ouvrir la porte et respirer jusqu’au fond, trouver notre totalité d’homme dans une vie totale enfin.
Et si cette chose en nous se voit dénier la vie, ce monde sera détruit, parce qu’il est né pour elle.
Satprem, L’orpailleur, Éditions du Seuil, 1960. Ce sont ici de courts passages pris dans les pages 227 à 229, de ce roman. Décidément, ce cher Satprem nous fait faire une beau voyage.
Nous sommes des témoins. Les archanges douloureux d’un monde qui croule. Nous sommes les fils d’une race nouvelle qui n’est pas encore née, mais qui vibre à travers nous comme un vent chargé de menaces et de pollens nouveaux. Je ne sais pas ce que nous voulons dire, notre oracle est scellé, nos songes sont obscurs, nos signes contradictoires. Nous n’avons pas la clef. Mais nous sommes là sur un seuil nouveau à frapper, frapper comme dut le faire le premier primate dans la forêt, qui voulut être un homme. Et nous nous perdons dans la révolte, perdons dans l’orgueil des victimes, dans la fascination du refus, du désert et des rêves. Mais notre sens n’est point d’être victime, ni de fuir; il est par-delà la révolte.
Notre sens est de frapper, frapper comme des enfants dans la nuit, jusqu’à ce que la porte s’ouvre. […]
Satprem dit à Gregory : Mais pourquoi tournes-tu autour de moi ? Ça t’intéresse donc tellement que je parte avec toi!
Gregory sursaute, comme s’il était pris en faute.
Damn it! Fais ce que tu veux après tout, avec ta loi plus haute que le hasard…
Mais je sais, Gregory, je sais parce que j’ai expérimenté; pas une fois, mais des dizaines de fois… Écoute, ce n’est même pas la question de « Vouloir un peu fortement » comme tu dis, parce qu’on ne sait même pas ce qu’il faut vouloir, on a des quantités d’idées contradictoires sur ce qu’il faut vouloir, ça change d’un jour à l’autre… Il faut trouver un autre point que la tête ou le cœur, quelque chose en dedans qui ne varie pas. Et quand on entre en contact avec ça, la vie change. On sort du hasard pour entrer dans une loi plus haute qui ressemble à de la liberté, et qui a le pouvoir sur les choses. Je sais, Gregory… j’ai vu, vécu, touché cela.
Ah! il n’y a pas de hasard, pas de hasard quand on sort de la trappe, et de cette fourmilière à mariage et à business. Pas un hasard si je suis là, sur cette crique, dans ce grenier. Pas un hasard si j’ai rencontré ce Sao Luiz qui m’a secoué jusqu’à l’âme — juste le choc qu’il faut au moment où il faut… Et cette minute, ce soir, ta guitare même ont quelque chose à me dire. Tout prend un sens, tout devient signe quand on change son point d’appui en dedans. Tout répond à quelque chose, c’est cela répond.
Quelqu’un, dedans, qui sait et qui conduit : un moi de lumière — pas la chose jobesque dehors. Quelqu’un qui vous met la main juste sur le livre qu’il faut, qui ouvre la porte qu’il faut, vous met devant l’événement, la chose, la personne qu’il faut… Et tout arrive comme une réponse à son appel.
Gregory a cessé de gratter sa guitare et il me regarde intensément.
C’est simple, Gregory, tout simple pourtant… Écoute, je suis parti sur des routes, sans rien, et j’avais tout quitté, et je ne voulais rien de la vie qu’une petite brise légère à danser, la liberté comme on respire. Et je me moquais de la fortune, des tendresses, moquais de l’avenir — ah! le présent était gorgé de tout l’avenir — moquais de tout, sauf de cette chaleur dansante dans le cœur, et qui sent large comme la lande.
J’étais sur des routes et il n’y avait rien, et peut-être n’allais-je pas manger, peut-être y avait-il des grajes là-haut, sur la crique Dolérite, et des prisons, des inquisiteurs de toutes sortes, des consulats à vous claquer la porte au nez. Peut-être la solitude et cette petite épave un jour, que tout le monde vous prédit — et j’étais riche, riche comme une goélette en route pour le trésor inca. Et jamais seul.
Et tout venait, tout m’était donné, comme aux enfants. Ah! je ne voulais rien de la vie, que mon odeur de lande rebelle et du large qu’on respire… Je ne voulais rien et elle me donnait tout. Il suffisait que cette petite chose en moi voulût — oh! toute petite comme un cristal de neige, comme un oiseau blotti — pour que tout s’ouvre et jaillisse de rien, comme un don d’amour.
Satprem, L’orpailleur, Éditions du Seuil, 1960. Ce sont ici de courts passages pris dans les pages 168 et 224 à 226, de ce roman de Satprem. J’aime beaucoup ce livre.
Et quelque chose s’est rompu.
Ah! fausse nuit! Faux moi qui marchait dehors quatre par quatre et la pelle sur l’épaule! J’étais comme étourdi de bonheur, j’aurais voulu toucher les choses, prendre des mains, j’étais ressuscité des morts. Faux frère dehors! — J’étais dedans comme un sourire léger. Faux soleil, fausse souffrance! — Ça levait, levait en moi comme une flamme pour brûler toutes les ombres, un grand vent à laver les mensonges.
Ah! que pouvaient me faire les armes de ces faux hommes et tous leurs crématoires! J’étais le feu qui brûle le feu. J’étais invulnérable et libre, libre. J’étais cela au creux du cœur, sourire et flamme. J’étais le vent qui ne meurent pas, l’odeur d’un printemps sauvage. J’étais l’espace et les grandes landes avec le cri d’une mouette, et cette constellation chantante dans la dérive du ciel. J’étais la Joie, la Joie comme un cri d’hirondelle derrière tout ce mensonge, et cette clarté derrière la nuit — une île de lumière battue d’oiseaux blancs.
Et j’ai marché jusqu’au fleuve, comme porté par un souffle, avec un sourire qui aime. […]
Je traîne avec moi toutes sortes d’hommes — c’est navrant — et quelques bêtes aussi. J’ai essayé toutes sortes de continents, je suis entré dans toutes sortes de peaux. J’ai eu toutes les religions infaillibles qu’on peut avoir — j’ai même adoré Sekmeth, un jour au bord du Nil, parce qu’elle m’avait donné un coup au cœur, comme ça, sans que je lui demande rien. Ah! il faut faire tout le tour, Grégory, et ça n’en finit pas. Je suis un bric-à-brac de choses, et quelques autres que je n’ai pas encore crachées — un marin, oui, un amant, un ascète, un boulotteur infatigable; je suis nègre et mongol, pharaon, premier communiant, parricide, parricide! et parfois j’ai des ailes — un vrai carnaval, et pas pour rire. […]
On n’en finit pas de faire le tour.
Une multitude en dedans. Une multitude de petits je séparés qui tourbillonnent dans le corps, au-dessus, en dessous, partout, comme des planètes folles autour d’un mystérieux soleil. Et on voyage. Interminablement on voyage, d’une planète à l’autre à travers nos années, des Indes à Cayenne, au diable je ne sais où, à travers des vies et des vies, d’un je à l’autre, à des dizaines et des dizaines d’autres, toujours plus vrais les uns que les autres, toujours plus péremptoires et dinosauresques. Et on devient toutes sortes de vérité infaillibles, toutes sortes de systèmes irréfutables, une multitude d’expériences qui se heurtent et se dévorent, et nous dévorent — une multitude de frères contradictoires. Où est le vrai, ou donc ? Et chaque fois, il semble qu’on tient l’absolu, chaque fois la vérité increvable, à se mettre à genoux et à cracher je le jure, et tous les autres pantins s’évanouissent, comme si on les avait rêvés, et on passe la moitié de sa vie à croire qu’on a rêvé l’autre, à renier ou à prêcher — à oublier. Déjà la vérité de ce soir est du rêve pour demain, et on tourbillonne, tourbillonne sans fin d’une planète à l’autre, infatigables saltimbanques.
Satprem, L’orpailleur, Éditions du Seuil, 1960. Ce sont ici de courts passages pris dans les pages de 157 à 160, de ce roman de Satprem. Comme je vous le disais, si jamais vous en voyez une copie chez votre libraire, attrapez-la.
Voici ce qu’écrit Le Clézio à leur sujet :
Les enfants éclairent, ils sont la lumière. Les enfants sont semblables aux pauvres, aux nomades. et d’eux vient le même sentiment de force, de vérité, le même pouvoir, la beauté. Il nous donnent tout cela et cela nous traverse. Les enfants sont magiques, les seuls êtres absolument magiques.
Quelle est cette lumière qui paraît tranquillement, qui rayonne, cette lumière de leurs yeux, de leur visage, de leur corps ? Elle vient d’eux naturellement, elle brille sans faiblir. Quand on regarde leur visage et leur corps, c’est comme si l’air devenait plus pur, plus frais, plus transparent, comme s’il n’y avait jamais rien de sale, de dangereux, de mauvais. Les enfants regardent le monde moderne : les avions, les autos, les hauts immeubles qui ressemblent à des prisons, et à travers eux. On voit alors d’autres choses apparaître, des choses neuves et belles, inimaginables, qui libèrent ce qui était caché. On voit mieux et plus loin, grâce à leur regard l’espace est devenu encore plus grand.
Ils savent faire cela, les enfants sans parole, sans idée. Dans leur corps, sur leur visage, la vie est présente tout entière. C’est une vie peut-être indestructible, une vie comme au jour du commencement.
L’avenir, cela ne veut pas dire grand-chose. Pourtant, c’est quelque chose comme l’avenir qui éclaire les yeux des jeunes enfants. Couleur de ciel, couleur d’eau de source, couleur de jeune herbe. Leur chair est de la même couleur, qui n’a pas de nom, qui ne ressemble à rien de déjà vu, mais que l’on reconnaît. Couleur de la lumière quand le jour vient de se lever, quand se forme la rosée sur les feuilles et sur les toiles d’araignée.
Ils savent quelque chose de grand et de vrai, les enfants; quelque chose qu’on n’apprendra plus, comme si l’expérience nous éloignait de cette première illumination. Le regard qui vient d’eux vers nous transperce, nous rend léger. Aucune cuirasse ne peut empêcher ce regard d’arriver.
J. M. G. Le Clézio, L’inconnu sur la terre, Éditions Gallimard, 1978, 225s.
Si vous avez la chance de mettre la patte sur sa série de trois petits livres « Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien » publiés aux Éditions du Seuil, à Paris, laissez-vous tenter.
Dans le premier ouvrage, il nous lance une invitation à parler, à prendre la parole, à dire et redire sans cesse, un appel toujours renouvelé à la communication. D’un mot : tout est à dire et surtout ce qui a déjà été dit ! Nous craignons qu’à force de parler de l’amour et de la mort les métaphysiciens et les poètes lyriques ne nous aient rien laissé à dire ? Autant craindre que le devenir, depuis si longtemps qu’il devient, ne finisse par actualiser tous les possibles, autant craindre que toute potentialité en ce monde ne soit condamnée à la totale déperdition. Ces craintes absurdes sont d’ailleurs apparentées à l’espérance non moins absurde de n’avoir un jour plus rien à faire, autrement dit de convertir tout le devoir en chose faite par prélèvement progressif de la res facta sur le faciendum. Toute cette eschatologie inspire à l’homme tantôt la hâte de s’acquitter, tantôt la phobie de consommer et la panique de l’épuisement et du marasme final ; tantôt l’éthique de la besogne finie, tantôt la manie de l’épargne et de la thésaurisation.
Après tout ce qui a été dit, depuis que le monde est monde, sur l’amour et sur la mort, comment l’intuition trouve-t-elle encore quelque chose à dire ? C’est que les mystères de l’homme sont aussi l’affaire personnelle de chacun, le sujet d’étonnement le plus ancien et le plus neuf et, en quelque sorte, l’éternelle jeunesse d’une expérience philosophique.
Aussi le principe de conservation et son corollaire, la loi d’économie, n’ont-il rien à voir avec un domaine où la générosité infinie, la plus folle prodigalité, la miraculeuse renaissance de chaque instant annoncent déjà l’ordre des choses surnaturelles. Le minuscule, l’immense presque-rien ne doit pas être traité comme le charbon ou le pétrole., dont les réserves s’épuisent peu à peu sans que nulle providence les reconstitue au fur et à mesure, mais plutôt comme l’infatigable recommencement de chaque printemps, de chaque aurore, de chaque floraison ; aucune dégradation d’énergie n’est ici à craindre : le presque-rien est aussi métaphysiquement inépuisable que le renouveau est inlassable, et celui qui l’entrevoit dans l’émerveillement d’un éclair l’accueille comme le premier homme accueillerait le premier printemps du monde : avec un cœur de vingt ans et une innocence de huit heures du matin.
Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. 1 La Manière et l’Occasion. Paris, Éditions du Seuil, 1980, 59s.
Cette intervention est la 25 500ième sur ce site internet. Merci beaucoup à vous de le visiter. Il est souvent, vraiment, un lien avec la Nature. J’y suis depuis 48 ans.
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