«Les inventions excentriques»
L’écrivain et poète français Pierre Véron (1833-1900) signe un texte étonnant que reproduit le quotidien de Québec, Le Canadien, le 24 décembre 1884.
Tout porte à croire que le vingtième siècle, qui s’avance à notre rencontre, s’appellera le Siècle des machines. Déjà même la fin du dix-neuvième prélude à cet avènement d’une façon brillante.
Lors de l’exposition universelle de 1867, Roqueplan, revenant un jour du Champ-de-Mars où il avait vu fonctionner des engins de toutes sortes, disait au Café anglais :
— C’est vraiment étonnant. Il y a là-bas une machine extraordinaire, une machine à transformations. À un bout, vous mettez dedans un lapin vivant; au bout opposé, il sort d’un côté un chapeau tout fait et de l’autre une gibelotte.
La boutade de Roqueplan, qui se croyait extravagante, pourrait bien se généraliser prochainement. Les journaux nous apprennent qu’un inventeur américain vient de fabriquer un appareil rotatif dans lequel on introduit du papier blanc. En une heure, il imprime six mille feuilles, les plie, les rassemble, les couvre et en fait un volume.
On ne dit pas si l’ingénieux mécanisme se charge aussi d’écrire le livre. Pourquoi pas, pendant qu’il y est ?
Courriéristes mes frères, j’entrevois à l’horizon une époque, peu lointaine peut-être, où l’on aura inventé la Machine à chroniques. Pêle-mêle, on fourrera dedans des notes sommaires, des coupures de journaux. Quelques tours de roue, et crac ! à l’autre bout, comme pour le lapin de Roqueplan, il sortira un courrier de Paris tout fait, avec allusions mordantes, primeurs inédites et mots de la fin.
N’a-t-on pas trouvé déjà l’art d’être pianiste instantanément ?
Et les inventeurs excentriques ne se lassent pas. En voici deux encore qui méritent d’être signalés.
Le premier opère à Bruxelles. Il a imaginé l’affiche-avertissement. Suivant le genre de la pièce, cette affiche change de couleur, afin de prémunir les familles. Le jaune, par exemple, leur indique que l’ouvrage est moral; le rose, qu’il est croustillant. Et ainsi de suite. Vient qui veut.
La seconde invention est le domino musical, destiné, au dire du créateur, à vous apprendre la musique, tout en faisant une fine partie. Je n’en ai pas approfondi le mécanisme, mais il était temps qu’on cherchât à remettre le domino en honneur. C’est un jeu qui s’en va. […]
Musset était un fanatique du domino. C’est à son sujet qu’un brave commerçant du voisinage, qui avait été plusieurs fois son partenaire, s’écriait un jour :
— Vous direz que M. Musset est une intelligence d’élite. Jamais je ne croirai ça d’un homme qui me bouche toujours le six, quand j’en ai les mains pleines.
Pierre Véron.
L’image est celle de Nestor Roqueplan (1805-1870), journaliste, écrivain, directeur d’opéra et de théâtre français. Il pourrait s’agir d’une photo apparaissant sur sa carte de visite et on la retrouve sur la page Wikipédia qui lui est consacrée.