Il ne faut pas n’importe quoi sur les murs du salon
L’écrivain Louis Fréchette a touché à toutes les formes d’écriture pour gagner sa vie. C’est bien là la seule manière de vivre de sa plume au Québec. Pendant un temps, dans le Canada artistique, il traita, par exemple, de décoration. Le voici dans une charge contre l’ordinaire mis au mur.
J’aime d’abord qu’il parle de vocabulaire. Nous sommes en 1890. Pour qualifier ce qui est au mur, on utilise invariablement le mot «cadre».
«Pour bon nombre, il n’y a ni peintures, ni pastels, ni aquarelles, ni sépias, ni eaux-fortes, ni lithographies, ni chromo-lithographies, ni même de photographies. Il n’y a que des cadres. Les cadres embrassent tout, comprennent tout. Paysages, marines, tableaux d’histoire ou de genre, des cadres ! […]
On ne sort pas de là. Autrefois, on appelait tout cela des portraits. Quand j’étais gamin, un de mes camarades d’école avait une vieille gravure représentant la bataille de Waterloo, et qui faisait notre admiration; c’était un portrait. Il y avait des portraits de châteaux, des portraits de navires, des portraits de montagnes, des portraits de courses, des portraits de tempêtes. Un dessinateur était un tireur de portraits.
Aujourd’hui, — je ne suis pas disposé à considérer cela comme un progrès, — on dit des cadres. Le cadre a vaincu le portrait.»
Mais passons au vif du sujet. Et là Fréchette est implacable.
Il ne faut pas me parler de ces paysages banals, toujours les mêmes : une roue de moulin à gauche, une voile à distance, une montagne à l’arrière-plan avec la tourelle obligatoire émergeant des massifs échelonnés à mi-côte, — compositions sans vie, sans cachet, qui ne disent absolument rien, et qui, par-dessus le marché, s’étalent à toutes les vitrines des petites boutiques, et dans tous les magasins de bric-à-brac, pour ne pas dire dans le salon de votre charcutier.
C’est le moment, je crois, de signaler une petite plaie — que je pardonne volontiers, mon Dieu, à cause de sa touchante origine — mais qui n’en est pas moins une plaie, et une plaie qu’il faut cautériser sans pitié, au risque de froisser une noble et sainte chose, l’orgueil paternel.
Aussitôt que la petite — mise au couvent avec l’ordre d’apprendre toutes les branches de l’art qu’on y enseigne — a réussi à crayonner quelque croquis informe, poupée ankylosée, moutons étiques, ou futaies à tête de chou-fleur, tout de suite on fait encadrer cela avec soin, et on l’expose dans le salon.
J’admire le sentiment qui fait trouver du talent et des beautés cachées dans ces petites horreurs; je conçois même qu’on y trouve un charme spécial, analogue au plaisir qu’éprouve une bonne mère à… moucher son enfant.
Mais songez donc, excellents parents, que les étrangers voient cela d’un œil tout différent.
Gardez ces naïfs chefs-d’œuvre dans votre chambre à coucher si vous voulez; vous pourrez vous attendrir dessus à loisir. C’est l’endroit destiné aux choses de l’intimité. Mais de grâce, rien de cela au salon.
On aura beau savoir que ces petits péchés ont été commis par votre fille ou même par deux, on ne trouvera pas les petits péchés plus jolis pour tout cela. On pourrait bien en conclure, au contraire, que ce serait une raison de plus pour les cacher.
Je ne fais pas d’exception ici parce que [en] règle générale, le dessin, enseigné dans nos pensionnats de jeunes filles n’a jamais mérité le nom de dessin.
C’est tout au plus un amusement inoffensif, un peu moins hygiénique qu’une danse ronde. […]
Est-il besoin d’ajouter que j’enveloppe impitoyablement dans ma réprobation toutes ces broderies sur canevas, ouvrages en laine, ou quel que soit le nom de ces produits hybrides, inutiles et laids, d’un travail mécanique et inintelligent ?
Cela n’est pas une plaie, c’est une peste ! Qui nous en délivrera ? […]
Voyons, vous, jeune fille, jeune musicienne qui maniez votre clavier avec tant d’habileté, ou qui chantez un extrait d’opéra avec une expression si vivante, c’est à vous que j’en appelle. […]
Fermez les yeux à la routine, n’écoutez que votre sentiment artistique, réfléchissez froidement, sans préjugé; et au nom de la Musique et de la Poésie, Mesdemoiselles, donnez la main à leur divine sœur, la Peinture, pour lui aider à chasser ces vilains coucous audacieux qui occupent sur le duvet des nids la place des radieux oiseaux qui devraient y couver les œufs d’or des œuvres saines et belles.
À bientôt.
Louis Fréchette
Source : Le Trifluvien, 21 juin 1890.
Ci-haut : l’un des tableaux Les Tournesols de Vincent van Gogh. Peint en 1888, celui-ci est la propriété du Neue Pinakothek, à Munich, en Allemagne.
Et pour vous mettre la douceur au cœur, cette chanson de Don McLean sur Vincent van Gogh.
Ce texte de Fréchette peut être considéré comme une contribution à une histoire de la décoration. Un jour, une belle jeune historienne, un beau jeune historien nous proposera une histoire de la décoration intérieure au Québec. L’inventaire après décès, en particulier, aura été une source importante d’informations.