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Les dernières heures de la Louisiane française

Voilà un événement si loin maintenant pour nous que nous ne l’évoquons plus : la Louisiane est vendue aux États-Unis par la France au printemps 1803. À l’origine, l’exposition universelle de Saint-Louis, Missouri, qui se tient en 1904, à pour but de célébrer le centenaire de l’achat de la Louisiane. Le 4 mai 1904, le journal La Patrie rappelle cet événement sous le titre «Une page d’histoire. Les derniers jours de la Louisiane française».

Les États-Unis ont organisé l’exposition de Saint-Louis pour célébrer le centenaire de la cession de la Louisiane; il est donc opportun de remettre en lumière l’histoire accidentée de cette colonie qui, après avoir excité l’enthousiasme des Français au moment du «système» de Law, semble avoir expié dans la suite cette heure de faveur et porte ainsi la peine des illusions dont elle n’avait été pourtant que le prétexte involontaire.

Un historien, déjà connu pour de remarquables études sur la campagne d’Égypte, M. Marc de Villiers, vient de s’acquitter de cette tâche. «Les Derniers Jours de la Louisiane française» sont un ouvrage considérable, qui retrace, dans un récit toujours intéressant et en maints endroits amusant, appuyé sur les documents les plus authentiques, les événements dont cette colonie fut le théâtre.

Il nous est impossible de les résumer; mais il est de ces épisodes qui peuvent s’en détacher; l’un des plus curieux est celui-là même qui conduisit le gouvernement consulaire à faire aux États-Unis la cession dont ceux-ci s’apprêtent à fêter le centenaire.

Sous Louis XV, la Louisiane avait partagé le sort des autres colonies françaises, et elle avait été pour ainsi dire complètement abandonnée par la métropole. Elle fut cédée par la France à l’Espagne à la suite de la guerre de sept ans [1756-1763] et du désastreux traité de 1763 [le traité de Paris].

Trois ans plus tard, un fait fort rare dans l’histoire des colonies se produisait : la Louisiane se révoltait contre le gouverneur espagnol Ulloa. Il serait peut-être excessif d’attribuer le mouvement à sa fidélité envers la France; la crainte de voir abolir les privilèges commerciaux dont elle jouissait paraît avoir eu plus d’influence sur cette révolution, d’autant plus que les habitants de la Nouvelle-Orléans se proclamèrent en république. Cette tentative malheureuse n’avait abouti qu’à une sanglante répression.

Toutefois l’Espagne ne devait pas garder sa conquête; en 1800, la Louisiane fut, par traité, rendue à la France. Un corps d’occupation fut formé, mais, par suite de retards assez inexplicables, il n’avait pas encore quitté Flessingue, lorsque survint la rupture du traité d’Amiens.

Au lendemain de la déclaration de guerre avec l’Angleterre, c’eut été une folie que de faire partir une flottille pour la Louisiane; elle n’eût pas tardé à être capturée par les croisières anglaises; d’autre part, les Américains ne cherchaient qu’un prétexte pour envahir la colonie sans défense. Bonaparte comprit tout de suite qu’un sacrifice s’imposait; et, avec sa décision ordinaire, il se résigna, plutôt que de se voir ravir sans compensation cette possession lointaine, à la céder aux Américains moyennant une somme de 60 millions de francs.

* * *

Cette cession ne causa point l’émotion qu’on aurait pu croire, et les derniers jours de la domination française, d’ailleurs plus nominale que réelle, ne furent pas trop attristés par la perspective de la séparation imminente. Les habitants de la Louisiane — il faut dire à leur décharge qu’ils n’avaient point été gâtés par la métropole — eurent immédiatement le sens très net de leur plus grand intérêt, et se dirent qu’ils seraient bien plus heureux en devenant un nouvel état dans l’agglomération fédéraliste qu’en restant la colonie lointaine, livrée à tous les hasards des occupations étrangères.

Le gouvernement français était alors représenté à la Nouvelle-Orléans par un préfet colonial, [Pierre-Clément de] Laussat [1756-1835]. Sans appuis, sans argent, sans pouvoirs bien définis, sa position était des plus difficiles. Entre les Espagnols qui, malgré le traité, exigeaient qu’il ne se mêlât de rien, les jacobins de la colonie qui le traitaient d’aristocrate, le pauvre préfet eut bien de la peine à sauvegarder sa dignité. Pourtant, comme il ne manquait ni d’habileté ni de finesse, il se tira d’affaire aussi heureusement que le permettaient les circonstances.

L’attitude des anciens colons, pendant les actes publics et les cérémonies qui accompagnèrent la cession, ne manqua ni d’originalité ni de franchise. On peut dire que, s’ils perdaient leur nationalité, ils conservaient, du moins, bien des traits du caractère français et notamment celui que nos voisins d’outre-manche quittent notre frivolité [sic]. Amis de la danse, du jeu, des banquets, les habitants de la Nouvelle-Orléans virent, dans la cession de la Louisiane aux États-Unis, une occasion excellente de se livrer à leurs plaisirs préférés.

Ce fut comme qui dirait un divorce par consentement mutuel, accompli avec beaucoup d’entrain et de bonne humeur. Le préfet Laussat en était un peu abasourdi. Il ne s’attendait pas, sinon à tant de joie chez les cédés, du moins à une expression si peu discrète de cette joie. Le 29 décembre 1803, jour de la remise de la colonie aux Américains, «les jolies femmes et les élégants de la ville, dit-il, ornaient tous les balcons de la place. Les officiers espagnols se distinguaient dans la foule par leurs plumaches. À aucune des cérémonies précédentes, il n’y avait eu pareille quantité de curieux. Les onze galeries de l’hôtel de ville étaient pleines de beautés».

Un officier vint remettre aux mains de Laussat le drapeau français de la colonie et lui adressa ce petit discours : «Nous avons voulu vous rendre, à la république et à vous, ce nouvel hommage pendant que nous portions encore ces cocardes, signe du lien passager qui nous a attachés à elle et de l’attachement que nous lui conserverons toujours.»

Seul Laussat était très ému. «Je m’étais cuirassé pour les actes de cette journée, écrit-il, je ne m’attendais ni, par conséquent, ne m’était préparé à celui-ci. J’ai rassemblé le peu qui me restait de forces pour leur répondre deux mots et je me suis enfui dans mon cabinet.»

Toutefois, il lui fallut bien, quoi qu’il en eût, se mettre au diapason de ses anciens administrés. Il avait convié à dîner quatre cent cinquante personnes; le banquet eut lieu à trois heures de l’après-midi. Il se termina par une série de toasts qui furent surtout remarquables par le choix ingénieux des vins avec lesquels chacun d’eux fut porté. «Avec le madère, on but à la santé des États-Unis, raconte M. de Villiers, avec du malaga et du vin des Canaries, à Charles IV et à l’Espagne; avec du champagne rose et blanc, à la république française et à Bonaparte. Enfin, le dernier fut porté au bonheur éternel de la Louisiane, pendant que se terminait une salve de soixante-trois coups de canon. Ensuite, un «thé paré» fut servi à sept heures et un bal termina la journée. On soupa à deux heures de la nuit, mais les contredanses ne prirent fin qu’après neuf heures du matin. Huit tables de jeu ont duré encore plus longtemps.»

Ainsi s’accomplit la séparation de la Louisiane d’avec la France. Bien qu’elle n’ait point donné lieu à de grands regrets de part ni d’autre, il n’en faut pas moins reconnaître que la Louisiane mérite un souvenir reconnaissant de la mère-patrie. Compte-t-on, en effet, beaucoup de colonies qui lui aient, comme celle-ci, rapporté soixante millions ?

 

La carte postale ci-haut, bien sûr postérieure au sujet, nous montre la rue Saint-Pierre, à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane. Bien étrange carte postale qui ne nous permet pas mieux, à cause de son cadrage, de bien connaître la rue.

Et voici le portrait de Pierre-Clément de Laussat apparaissant sur la page Wikipédia qui lui est consacrée.

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