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L’attente

Dans la presse québécoise d’autrefois, on trouve soudain de ces textes troublants, venus d’ici ou d’ailleurs. En voici un. Extrait de La Tribune (Saint-Hyacinthe) du 2 décembre 1892.

Sur les côtes de Bretagne, parmi les superbes falaises où l’Océan vient briser la fureur de ses flots, s’élève une immense masse rocheuse au sommet de laquelle on arrive par une pente douce et facile. La crête plus haute encore que les autres domine au loin la mer.

Dans les flancs du rocher, du côté qui regarde l’Océan, on distingue l’ouverture d’une grotte naturelle que la main des hommes a fermée et que surmonte une large croix de bois, noircie et rongée à la fois par le temps et par l’air marin.

Quand on demande aux pêcheurs qui habitent cette côte le nom de cette roche mystérieuse, ils vous répondent dans leur antique idiome un nom que nous ne saurions point vous dire, mais dont la signification est celle-ci : «Le rocher d’où l’on ne voit rien venir».

Et voici, pour expliquer ce nom, l’histoire que de nos jours l’aïeul aux cheveux blancs raconte devant la famille assemblée pendant les longues soirées d’hiver.

«Un jour arriva sur ces côtes une femme encore jeune et inconnue dans la contrée. On la vit d’abord errer sur le rivage, puis gravir tristement la pente du rocher solitaire. Elle resta de longues heures, jusqu’au soir, tournée du côté de la mer, debout, immobile, interrogeant du regard l’horizon lointaine, dans une attitude d’inexprimable douleur.

«Les jours suivants, on l’aperçut encore, tantôt assise sur les bords du rocher, tantôt debout sur la dernière crête, toujours regardant la grande mer. Parfois, un profond soupir soulevait sa poitrine, de grosses larmes s’échappaient de ses yeux.

«On la connut bientôt sur ces rivages. On voulut, pour la consoler, savoir la cause de ses maux. Elle répondit avec un effrayant sourire : « Jamais on voit rien venir ». C’est la seule parole que l’on entendit sortir de ses lèvres.

«On eut pitié d’elle parmi les familles des pêcheurs. On l’entoura de respect et de compassion. Mais quand le jour commençait à poindre, on ne pouvait retenir ses pas. La pauvre folle allait où la poussait son délire.

«Les jours d’orage, quand la foudre grondait, illuminant la nue, quand les flots tourmentés par les vents déchaînés se soulevaient avec furie et élevaient vers le ciel des vagues hautes comme des montagnes, debout, sur les bords de ce mouvant abîme, les membres raidis par le froid et par la souffrance, les yeux illuminés d’un feu étrange, la pauvre femme regardait toujours là-bas, dans la grande mer.

«On l’eût prise pour la statue de la douleur, si l’on n’avait entendu ses sanglots et ses cris déchirants mêlés aux bruits de la tempête.

«Il ne vint point celui qu’elle attendait. Mais quand elle fut morte, les pêcheurs ensevelirent son corps dans les flancs du rocher; ils scellèrent sa tombe d’une pierre et ils la surmontèrent d’une croix.»

 

Ce texte est repris dans Le Progrès du Golfe, l’hebdomadaire de Rimouski, du 6 décembre 1907.

L’illustration provient de l’ouvrage du ministère de la Voirie du Québec, La Gaspésie, Histoire, Légendes, Ressources, Beautés, Québec, 1930, p. 216.

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