Qu’est-ce que cette image sinon celle du bonheur
Les Québécois ne sont jamais si heureux que dans une cuisine. Nous sommes nés dans une cuisine et y avons vécu toute notre vie. Jamais ne sommes-nous autant bavards qu’en ce lieu. La table, le poêle et tout ce qui les entoure nous confortent. Nous sommes là chez-nous.
Ici, la cuisinière à bois, à gauche, chauffe la maison. Au centre, voici Marie-Jeanne Richard, qui a 91 ans aujourd’hui dimanche précisément, veuve de Lucien Lavallée. Ses six enfants sont là pour la circonstance; il en manque deux sur l’image.
Hier, à Saint-Ubalde, j’avais apporté avec moi mes deux oiseaux provenant de la famille Richard. Les ayant placés devant moi sur la table, j’ai ouvert mon propos en demandant aux gens s’ils savaient qu’il y avait dans la paroisse une célèbre famille de sculpteurs. Bien sûr, ce fut un «oui» unanime. Après l’événement, après le café et les biscuits, un Saint-Ubaldien me demande, lorsque j’allais reprendre la route : «Ça vous dirait de rencontrer Madame Lavallée ?» Fort hésitant, j’ai dit «Ça m’embêterait d’arriver chez elle sans l’avoir prévenue.» Il prend alors sur lui de téléphoner chez madame qui lui répond que j’étais le bienvenu. «Vous ne sortirez pas de là», me dit mon Saint-Ubaldien.
Et me voilà avec mes deux oiseaux chez madame Lavallée et ses six enfants. Les enfants trépignent d’impatience de voir mes bêtes. Je les sors d’un sac de toile. Et ils s’exclament «Ah, c’est du Damase, c’est du Damase ! Des pièces très anciennes !»
Damase Richard est leur arrière-grand-père, décédé en 1922. Nous sommes ici en présence de quatre générations de sculpteurs d’animaux de bois. Wilfrid Richard, maintenant décédé, était le fils de Damase. Marie-Jeanne, fille de Wilfrid, a beaucoup sculpté, même les appliqués sur ses portes d’armoires. Les bêtes sur la table sont d’elle. À sa droite, Dominique, au genou par terre, est le sculpteur des animaux spectaculaires au sol, devant nous. Et Paul-Émile, qui tient un coq fabriqué par sa mère, sculptait, lui, plus petit que Dominique.
Vous imaginez que «le fun a pris». «Enlevez votre manteau ! Venez vous asseoir !» Et ce fut pour moi un pur bonheur de deux heures. Nous n’avons cessé de parler de sculptures, entourés de partout de leurs belles créations.
Je suis entré dans leur demeure, il faisait clair et pluviotait; je suis sorti, il faisait noir comme sur le loup et neigeassait. Mais dieu que j’étais heureux !
Images de ces moments de pur bonheur.
Effectivement la cuisine est un lieu de rassemblement et que dire de la table ou tant de mains s’y sont posées !
Assis à la table dans la cuisine, nous devenons facilement très bavards.
Quelle famille, en effet, et quelle émotion en voyant cette image qui m’a tout droit ramené à une autre, prise celle-là par Louise Leblanc, photographe, pour illustrer une publication que je préparais. C’était vers 1980. on y voyait Wilfrid Richard entouré des siens avec, à leurs pieds et disposés un peu partout autour d’eux, les petits animaux de bois de leur bestiaire. L’image – la tienne – m’a aussi rappelé une autre image d’un photographe anonyme, montrant Damase Richard (l’aïeul) et les membres de sa famille vers 1910, posant pour la postérité devant la petite maison de colonisation du rang Sainte-Anne à Saint-Ubalde. À leurs pieds, les sculptures de Damase (Wilfrid n’était encore qu’un enfant) étalées sur le parterre et posées sur les tablettes des fenêtres. Le temps ne semble pas avoir de prise sur cette famille d’artistes animés d’une même passion dans le regard.
Transmission d’un art de génération en génération mais, aussi, transmission d’une vision du monde. C’est ce regard qui se reflète dans leurs oeuvres et qui est à l’origine du bonheur que tu as ressenti en leur présence mon cher Jean. C’est ce même bonheur que j’éprouvais à chacune de mes visites à Wilfrid (qu’on me permette de l’appeler par son petit nom, c’est ici une marque d’affection). Une sérénité que je retrouvais à chaque fois que je posais mes yeux sur ses animaux de bois « animés d’une force tranquille et apaisante » comme je l’écrivais en 1986 dans Un monde peuplé d’animaux.
Merci infiniment, cher Bernard, de ce chaleureux témoignage. Tu as bien raison, c’est pour eux une véritable passion. Et quelles personnes attachantes !