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Québec, une montagne de beauté

En 1900, dans la presse québécoise, même si les journalistes nous laissent souvent voir une fort belle plume, les articles ne sont jamais signés.

Le 10 juillet 1900, Ulric Barthe, du Soleil, convainc le propriétaire du journal, Ernest Pacaud, de signer à la une ce papier qu’il intitule Québec en été. Nous l’abrégeons à peine, car il fourmille de renseignements utiles et difficiles à trouver ailleurs.

Il est parfaitement connu, ouvre-t-il d’un coup de clairon, que Québec est une montagne de beauté. Les touristes étrangers qui commencent à nous arriver en grand nombre s’extasient, à chaque encoignure, devant les admirables échappées de vue qui s’ouvrent partout sur la vaste campagne. « Il n’y a qu’un Québec au monde », disait l’autre jour un groupe de voyageurs émerveillés à M. MacDonald, l’agent de l’Intercolonial…

Aux yeux de ces habitants de villes plates et sans horizons, nous sommes des privilégiés, jouissant à la fois sans nous déranger de chez nous des délices de la campagne et du bien-être de la ville.

Au reste, la ville s’étend, sans trop s’en apercevoir, hors de ses limites légales. L’annexion se fait sans effort, sans résistance. Il n’y a que quelques jours que le tramway électrique a commencé à circuler sur la Côte Beaupré, et déjà le fait de pouvoir aller déjeuner ou dîner à Beauport ou au Sault Montmorenci comme on va au Faubourg Saint-Jean ou à Saint-Sauveur crée l’impression parfaite du chez soi.

La Côte Beaupré est, par le fait même, un nouveau faubourg de Québec. L’un des derniers émerveillements de l’endroit est la vue du merveilleux omnibus qui franchit, avec une vitesse de cinquante milles à l’heure, les neuf milles qui séparent la ville du Saut Montmorenci. Le soir, on le voit de la rive sud passer comme une étoile filante, jetant des étincelles sur son passage; c’est un des spectacles nouveaux de la situation.

Il rend un peu rêveurs, jaloux même, les habitants de la Côte de Lévis et les villégiateurs de l’Île d’Orléans. Mais au moins, les premiers peuvent se dire que bientôt ils jouiront des mêmes avantages. Dans quelques mois, que dis-je, ce n’est plus qu’une question de quelques semaines, la ville de Lévis remplacera brusquement son luminaire de cierges pâles par une constellation électrique rivalisant avec celle de Québec, et l’on ne reconnaîtra plus cette partie de la côte, aujourd’hui si sombre durant la nuit.

L’électricité nous enveloppe peu à peu de ses subtils fluides, elle tisse partout autour de nous ses fines toiles d’araignée, sinon à notre insu, au moins sans que nous en ayons méfiance, et un beau matin, ou plutôt un beau soir, nous nous éveillerons au milieu d’une féerie qui embrasera toute l’immense circonférence du bassin de Québec.

L’électricité est déjà sur la Côte Beaupré, elle sera demain sur la Côte de Lévis, et l’unique point noir survivant sera l’Île d’Orléans jusqu’à ce qu’un groupe d’hommes entreprenants comblent la lacune… Qui prendra l’initiative de cette future féerie d’électricité ? Cette question, souvent posée, reçoit invariablement la même réponse : la tâche appartient de droit à la Compagnie Maritime  et Industrielle de Lévis, autrement dit à M. Beaulieu, l’entreprenant propriétaire des trois magnifiques bateaux à vapeur qui, dès le départ des glaces jusqu’au premier jour d’hiver, sillonnent en tous sens la rade de Québec.

C’est lui qui a été le premier à introduire l’éclairage électrique dans la navigation fluviale. Il a précédé dans cette voie la puissante compagnie de la Traverse de Lévis, qui s’éclaire encore à l’aide de fumeuses lanternes au pétrole. Celle-ci n’a pas même une excuse d’économie pour persister dans ses vieilles habitudes, car l’expérience de M. Beaulieu démontre que le coût de l’installation est l’unique dépense à faire, et cela se résume à l’achat de petites dynamos actionnées par la vapeur de l’engin. De petites machines de six chevaux-vapeur suffisent pour alimenter les 80 lampes de chacun des bateaux de M. Beaulieu.

Les services de l’Île d’Orléans et de la Côte de Lévis sont modernes sous d’autres rapports. L’Orléans, qui fait le service du Bout de l’Île et de Saint-Joseph de Lévis, et le Frontenac, qui navigue entre Québec, Sillery et Saint-Romuald, sont deux superbes vaisseaux à hélice, fins marcheurs, munis de puissantes machines à double expansion, et le Champion, qui dessert les ports de l’Île et de la rive sud jusqu’à Berthier en bas, est un solide vapeur à aubes, très rapide. Tous trois ont à peu près le même tonnage, soit plus de 180 tonneaux, et sont entièrement construits en fer, ce qui est encore une grosse économie, car cela sauve du coup une somme assez ronde en frais d’assurance.

Mais qui est donc cet Ulric Barthe ? Dans son ouvrage, Le roman du Soleil, un journal dans son siècle (Québec, Éd. du Septentrion, 1997), le journaliste Louis-Guy Lemieux nous donne magnifiquement à comprendre qui il est. Ulric Barthe, écrit-il, est insaisissable. Il est partout et nulle part à la fois. Il est le prototype des journalistes de carrière qui entrent en journalisme comme on entre en religion. À l’époque de Barthe, cette race de journalistes ne courait pas les rues. Le journalisme était soit le tremplin des ambitieux de la politique et de la littérature, soit le refuge ultime des ratés du cours classique et de la vie religieuse. Entre ces deux extrêmes, on trouve des gens comme Ulric Barthe. Ce sont eux les tâcherons talentueux, les piqués du journalisme, les amoureux du papier imprimé, les doux rêveurs, les promeneurs curieux des rues de la cité, les arpenteurs du bonheur quotidien ou national, qui font les journaux centenaires.

Voilà, tout est dit.

 

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