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« Le monde moderne parle trop »

Je viens de relire le pavé de Jacques Ruffié (1921-2004), hématologue, généticien et anthropologue français, De la biologie à la culture. Bientôt, j’irai d’une appréciation générale, car il vaudrait le coup souvent de revenir dans les livres de nos bibliothèques.

Pour l’instant, allons-y de ces mots vieux de 42 ans et tellement actuels. Ils terminent son huitième chapitre, Langage et communication.

L’homme d’aujourd’hui vit dans un flot de mots, quotidiennement assailli par un nombre croissant d’informations, diffusées largement par les journaux, par les livres mais surtout par les mass-media dont il ne peut guère se protéger. Il subit, en plus d’une actualité quotidiennement mondialisée, un « matraquage » publicitaire tant idéologique que commercial (le second n’étant qu’une forme dégradée du premier). Cette information le suit partout : au travail, dans sa voiture, à la maison, en vacances. Elle atteint grâce aux transistors les lieux les plus reculés, fait irruption aux moments les plus inattendus. L’homme moderne passe son temps à recevoir des messages qu’il enregistre mais ne classe pas : il y en a trop. Il n’a presque plus le temps de réfléchir. Une information trop abondante et trop agressive peut, en définitive, bloquer toute création, être une véritable nuisance, au même titre que la pollution de l’air ou de l’eau.

L’agitation verbale est d’ailleurs aussi néfaste pour celui qui la provoque que pour celui qui la subit. Elle s’oppose à la créativité. S’il faut du temps pour s’exprimer, il en faut plus encore pour créer. Notre monde parle trop souvent pour ne rien dire ou pour répéter les mêmes choses, en termes à peine différents. Les créations originales doivent représenter le dixième ou le centième de la littérature contemporaine, tant dans le domaine des sciences fondamentales que celui des sciences humaines. Ce « broadcasting » qui tend à tout envahir, quel sérieux obstacle au progrès !

L’homme n’a jamais disposé d’une aussi grande masse d’informations qui est, grâce aux machines, d’un accès facile et rapide. Et cependant, il n’a jamais eu autant besoin de quiétude et de méditation. Quelques privilégiés découvrent souvent, avec enchantement, la condition d’ermite. Mais l’isolement est devenu un luxe qui ne dure jamais longtemps.

 

Jacques Ruffié, De la biologie à la culture, Paris, Flammarion, 1976, p. 357s.

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