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Fichu printemps !

Même à Paris, on n’est pas toujours content du printemps.

Eh bien, oui, c’est le printemps ! Et puisque la disette d’actualités palpitantes me permet de traiter la question, je vais lui dire ce que je pense de ses mystifications, à ce revenant annuel.

Il suffirait, pour être contre lui dans son droit de légitime aversion, il suffirait des flots de mauvais vers auxquels il ouvre périodiquement le robinet ; cela depuis des siècles et dans toutes les langues.

Pour ne parler que de la nôtre, à quelles orgies de rimes banales et de rengainières sentimentalités ne sert-il pas de prétexte ! Oh ! les bourgeons entr’ouverts accouplés avec les arbres verts ! Oh ! le ciel bleu donnant la réplique à Dieu ! Oh ! les pâquerettes et les fleurettes ! Oh ! avril en exil ! Tout un dictionnaire de moisissures !

Oui, rien que pour cela, on serait autorisé à abhorrer le printemps rabâchard !

Il y a contre lui, parbleu ! bien d’autres griefs !

Mais d’abord, où sont ses bienfaits et ses charmes ? Le retour du soleil ? Parlons-en ! Neuf fois sur dix, il giboule sur toute la ligne, entremêlant agréablement la rafale et l’averse.

Il nous ramène les hirondelles ? Parlons-en encore, de ces oiseaux qui n’ont même pas le mérite d’être savoureux à la broche ou dans la casserole !

L’hirondelle ! Où la poésie est-elle allé chercher ses apothéoses ? L’hirondelle arrive quand elle suppose que le ciel va s’éclaircir. Puis, crac ! aussitôt que sonne l’heure des temps sombres, elle vous lâche effrontément ! L’hirondelle symbolise la canaillerie de l’amitié. Et vous voyez que cette canaillerie-là n’est pas de fraîche date, puisque c’était déjà comme ça il y a dix-neuf siècles !

Comme attrait, le printemps nous vaut encore la foire au pain d’épice. Joli cadeau ! Son encens, c’est le suave parfum des poêles où graillonne le saindoux rance des frites. Ses concerts, ce sont les couacs de la clarinette et les toussements de la grosse caisse essoufflée. En voilà encore, du poétique ! Mais il comporte bien d’autres chapitres, mon acte d’accusation ! […]

Que serait-ce si je poursuivais le dénombrement des voluptés printanières ?

Recrudescence de la joie bicyclette et surécrasement des passants. Réouverture des vociférants établissements qui déchirent, le soir, aux Champs-Élysées, les oreilles du promeneur paisible.

Cohue obligatoire des vernissages invariables. Impitoyable déchaînement des expositions en tout genre. Déchaînement des félicités canotantes. Invasion des pauvres bois, déshonorés par des foules canavalesques. Que sais-je.

Tout cela n’empêche pas les poètes de continuer à chanter en la bémol le printemps béni. C’est une indestructible guitare.

Et s’il faut tout vous dire, je l’ai, moi aussi, grattée jadis, cette guitare-là. Peut-être même la regratterai-je demain.

Mais c’est égal, ça soulage de dire une fois par hasard ce qu’on pense de ce farceur enguirlandé !

X.

 

La Patrie (Montréal), 6 mai 1893.

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