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Faire renaître Charles-Marie Ducharme

Qui connaît Charles-Marie Ducharme ? Personne ne connaît Charles-Marie Ducharme. Comment le faire renaître ? Écrivain imaginatif, à la belle plume, ce Trifluvien de naissance est décédé à l’âge de 26 ans. Et, déjà, plusieurs intellectuels québécois de son temps savaient que nous assistions à la naissance d’un prochain grand écrivain québécois. Sauf que la mort est venue le chercher, tellement jeune.

Le voici dans « Le bal des fleurs ».

C’était la nuit.

L’oiseau dormait depuis longtemps dans son nid douillet ; les bruyantes libellules n’effleuraient plus de leurs ailes diaphanes l’azur des petits ruisseaux et les fillettes jolies avaient cessé d’exécuter leurs rondes gracieuses sur le velours des pelouses.

Pourtant, le jardin du fleuriste était encore tout rempli de bruissements, de murmures inaccoutumés.

On aurait dit que mille soupirs, mille frôlements se faisaient entendre parmi les plantes en pleine floraison.

Qu’y avait-il donc d’extraordinaire cette nuit-là dans le monde floral ?

Saluait-on la naissance d’une nouvelle fleur, l’épanouissement d’un bouton de rose ?

Un rayon de lune — filet d’argent échappé d’un nuage ajouré — vint résoudre ce problème d’un nouveau genre.

Les fleurs allaient au bal !

En effet, on pouvait voir leurs ombres, mignonnes, glisser mystérieusement le long des tiges vertes, franchir par une ouverture minuscule la haie du jardin et se diriger par groupes ou deux à deux, vers un buisson touffu, étalant son opulente ramure dans la rase campagne.

Pour un bal champêtre, on ne pouvait imaginer des apprêts plus féériques.

Des milliers de mouches à feu faisaient cercle autour du buisson où émaillaient son feuillage de leurs petits jets lumineux : éclairant la scène comme autant de lanternes chinoises, suspendues aux arbres et aux balcons, le soir d’une grande illumination.

En même temps, un orchestre d’artistes, en habit noir, attaquait les premiers accords d’un quadrille. C’étaient des grillons, les meilleurs virtuoses de l’endroit, à en juger par leurs mélodieux cri-cri.

Les fleurs même s’étaient laissées séduire par la coquetterie et avaient revêtu leurs plus riches et leurs plus pompeux atours pour la circonstance. Jamais on n’avait vu d’aussi belles ni d’aussi ravissantes toilettes, sur la boule terrestre. Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les nuances, variant de l’ivoire bronzé au rouge-grenat, du bleu pâle au rouge-violacé.

Il ne pouvait en être autrement, quand on voyait figurer dans les rondes : des immortelles, aux pétales blanches et rosées, des clématites pourpres, des linaires lilas, des myosotis bleus et des résédas rouge-noire.

Les pourpiers dansaient avec les pensées, les géraniums avec les balsamines, les dahlias avec les roses.

Rien de plus joli, de plus coquet que ce bal en miniature, que ces groupes de fleurs tournoyant, légères comme des sylphides et formant des arcs-en-ciel, des rosaces diaprées, des couronnes bleu-céleste, pourpres ou orange ; que ces coléoptères phosphorescents, luminaires nouveaux, éclipsant par leur originalité nos lustres colorés et nos foyers électriques ; que ces artistes cri-cri exécutant sur leurs élytres infatigables les gammes les plus harmonieuses de leur répertoire.

Durant les intermèdes, des couples amoureux se permettaient une promenade ou une causerie sentimentale sur la mousse et les brins d’herbe des parages voyaient l’amarante jaune d’or écouter les tendres aveux du géranium écarlate, la giroflée babiller avec le jasmin, les œillets de Chine avec les verveines.

Le plus grand succès couronnait donc la fête, et l’on ambitionnait de s’amuser jusqu’à l’aurore, mais la fleur propose et Dieu dispose.

Ne songeant qu’à danser, qu’à savourer de leur mieux la coupe enchanteresse des plaisirs, les fleurs ne se doutaient nullement de la présence d’un nuage menaçant qui planait depuis peu au-dessus de leur buisson.

La chute de quelques gouttelettes de pluie, puis d’une averse bien conditionnée, au beau milieu du bal, ramena brusquement danseurs et danseuses, de l’idéalité enivrante à la triste réalité. Un coup de foudre n’aurait pas eu plus d’effet. Ce fut un sauve-qui-peut général ; les mouches s’envolèrent vers leurs retraites, les grillons gagnèrent leurs foyers et les fleurs, corolles flétries, se dirigèrent tant bien que mal au travers des ravins vers leur lointain séjour.

À l’aube, il y eut grand deuil dans le jardin. Beaucoup de roses manquaient à l’appel. Le rosier éploré se penchait de tous les côtés, scrutant les allées et les massifs, dans l’espoir de découvrir la retraite des fugitives, peine inutile, partout il ne vit que les traces de la tourmente : feuilles, nids, ramilles semées capricieusement par le vent le long des sentiers et des plates-bandes.

Il ne devait plus revoir ses roses. Leur coquetterie leur avait été fatale. Non contentes de leur coloris naturel, ne s’étaient-elles pas avisées, la veille du bal, de couvrir leurs corolles parfumées d’un fard familier à nos belles mondaines ?

Cette fantaisie devait leur coûter cher. En effet, dès les premières gouttes de pluie, leur incarnat factice se détrempa et les aveugla si bien qu’elles ne purent retrouver leur route dans la nuit obscure, et périrent tristement, les unes dans les petits lacs, les autres dans les ruisselet, formés çà et là par l’orage.

Le rosier finit par deviner le châtiment qui avait atteint ses roses, et celles qui lui restaient surent si bien profiter de la leçon, que depuis cette époque on ne vit plus de roses poudrées ni fardées.

Il est d’autres roses, dans nos salons, qui devraient également faire une courte méditation sur le sort de leurs sœurs du jardin. Les poudres leur seront sans doute moins funestes. Qu’elles n’oublient point cependant que leur emploi n’est pas sans danger.

Combien de beautés d’antan, en voyant aujourd’hui leur teint rosé, à jamais flétri et leur santé compromise, regrettent l’abus qu’elles ont fait de ces compositions délétères, et envient, trop tard hélas ! les charmes toujours renaissants de celles de leurs compagnes qui ont eu le bon esprit de se dire : Qu’en fait de teintures et de poudres, l’incarnat naturel est le seul fard dont puisse d’enorgueillir un joli minois !

 

Charles-Marie Ducharme, « Le bal des fleurs », Le Monde illustré (Montréal), 22 octobre 1887, p. 197s.

On trouvera sur ce site interactif quelques billets qui évoquent Charles-Marie Ducharme.

2 commentaires Publier un commentaire
  1. François Bienville #

    Bonjour. Un vaste dossier sur Ducharme a été publié il y a quelques mois sur ce site :

    http://glanureshistoriquesduquebec.blogspot.ca/2017/10/charles-marie-ducharme-un-eveilleur-qui.html

    17 janvier 2018
  2. Jean Provencher #

    Ô merci beaucoup !, monsieur Bienville.

    17 janvier 2018

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