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« La leçon du marais »

Kathleen Dean Moore, philosophe, écrivaine née en 1947, a longtemps enseigné la philo. Depuis 2013, elle consacre maintenant tout son temps à faire campagne pour la santé de l’environnement.

Un de ses essais — Holdfast : At Home in the Natural World — , un ouvrage de mise en mots de la nature de manière poétique (les anglophones parlent de nature writing), parut en 1999, puis fut traduit et publié en français chez Gallmeister en 2006 sous le titre Petit traité de philosophie naturelle.

Le livre s’ouvre sur une réflexion venue de la vie bruyante et fort active d’un marais au printemps. Foulques, bernaches, canards, grèbes, carouges à tête jaune sont appelés à témoigner. Parades, poursuites, cris d’appel, etc. « Je me sens comme une surveillante en charge d’écoliers déchaînés » écrit-elle.

Tout cet hommage tapageur à la vigueur et à la vie, à l’amour et à la beauté, tant de force et d’attention consacrées au renouvellement des générations… tout cela nous laisse figés, haletants et exaltés. Toute cette vie animale, hilare et rageuse à la foi. Quel en est le sens ?

Il vient toujours un moment où, dans mon cours, un étudiant soulève la question, quitte à rougir d’embarras parce qu’elle semble parodier toutes les autres. Quoi qu’il en soit, le voilà qui se lance : Pourquoi tout ceci ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quel est le sens de la vie ?

Le plus souvent, la question se laisse facilement éluder.

L’enseignant joue les beaux parleurs, botte en touche, et comme la philosophie, de nos jours, est surtout affaire de langage, il lui suffit de retourner la question à l’envoyeur, ou de lui répondre que, si elle lui vient à l’esprit, sans aucun doute la réponse ne le satisfera-t-elle pas. Et les mots finissent par manquer, et les étudiants s’agitent sur leur chaise, impatients de revenir aux questions susceptibles de tomber à l’examen.

Mais voilà : la semaine dernière, une étudiante qui avait travaillé la métaphysique et l’épistémologie, et Soren Kierkegaard, une étudiante qui lisait Kant et apportait des fruits frais en classe, s’est tuée chez elle d’un simple coup de fusil en pleine tête, assise à sa table de cuisine. Elle n’a laissé aucune note, aucune explication, et personne n’y comprend rien. Ses professeurs s’affaissent contre les murs de la classe sans pouvoir prononcer un mot. Nous comprenons, trop tard, que nous n’avons jamais appris à nos étudiants ce que les canards savent sans savoir. Que, comme le disait Dostoïevski, « il nous faut aimer la vie plutôt que le sens de la vie ». Il nous faut aimer la vie par-dessus tout, et de cet amour naîtra peut-être un sens. Mais « si cet amour de la vie disparaît, rien ne peut nous consoler ».

Que nous disent-ils, ces instants semblables à un prisme braqué sur l’existence, que disent ce marais, cette humidité, ce vacarme écumant, cet assaut de volonté parmi les saules, cette scène criarde, ces couleurs, ces plumages, ces efforts, ce bruit, cette complexité, tout ce qui ne laisse ni note ni explications ?

Rien, me semble-t-il, si ce n’est qu’il faut continuer.

C’est la leçon du marais. La vie concentre toutes ses puissances sur un seul but : continuer à exister. Un marais au crépuscule, c’est la vie qui exprime son amour de la vie. Rien de plus. Mais rien de moins, et nous serions stupides de nous dire que c’est là une leçon sans importance.

 

Kathleen Dean Moore, Petit traité de philosophie naturelle, Paris, Éditions Gallmeister, 2006, p. 17-21.

Attention. Si vous vous rendez en librairie pour acheter l’ouvrage, prenez le temps de l’examiner. Au Québec, il se vend quand même 27$. Je l’ai moi-même trouvé chez un bouquiniste, n’ayant pas les moyens du neuf, car les « poignées » de l’auteure sont très locales et n’atteignent pas toujours l’universel.

L’illustration du marais tout en haut provient du livre de Gilbert Anscieau, Les quatre saisons, Paris, Presses d’Île de France, 1953. Illustration d’Alain et Colette Barre.

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