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Joe Beef, un héros connu à Montréal durant le dernier tiers du 19e siècle (Troisième de quatre billets)

Depuis 48 heures, nous sommes chez Joe Beef, le cantinier établi coin de la Commune et de Callière, dans le Vieux-Montréal.

Aujourd’hui : la cuisine et le menu.

Ce matin, le reporter de la Patrie a visité la cuisine de Joe Beef. C’est une chambre longue et obscure située en arrière de la buvette sur la rue de Callière.

Le chef est un Canadien-français nommé Morency. Il n’a pas la prétention d’avoir les connaissances culinaires de Vatel ou de Brillat Savarin. Ces derniers ont fait les poèmes épiques de la cuisine, lui il se contente de faire la prose la plus ordinaire et la plus économique. Chez Joe Beef, on ignore les fines herbes, les truffes et les raffinements de la cuisine moderne. Le chef exerce ses fonctions de la manière la plus rudimentaire.

Dans deux immenses marmites, dont la forme a beaucoup de similitude à celle des chaudrons que nous avons vus dans la manufacture de M. Barsalou, on prépare le potage et les viandes qui composeront le menu du dîner.

Une de ces marmites contient 200 livres de viandes de toutes espèces, bœuf, mouton, agneau, porc, poulets, etc.

Dans l’autre qui est de la capacité de 60 gallons bout le potage de Joe Beef.

Entre ces deux marmites qui auraient fait les délices de Gargantua ou de Pantagruel, nous voyons un immense poêle sur lequel les habitués viennent faire cuire les steaks qu’ils ont achetés à la cantine.

Entre midi et une heure de l’après-midi, environ trois cents ouvriers de bord, des mendiants, des hommes de peine et des parias de la société de Montréal s’approchent du comptoir de Joe Beef.

Deux chaudrons de soupe fumante et plantureuse sont placés sur le comptoir. À chaque individu qui lui paie cinq centins, Joe Beef donne une gamelle remplie de potage avec une demi-livre de pain. Cette gamelle a une capacité d’une couple de chopines. La cuillère est attachée à la gamelle par une chaînette. Joe a une montagne de viande devant lui et il la distribue sans choisir les morceaux. Qu’il nous suffise de dire que chaque morceau pèse environ une demi-livre avec l’os.

Les consommateurs les plus riches se paient le luxe d’un bifteck aux oignons. Cet article du menu ne leur coûte que dix centins. Avec le steak, il y a le pain, le beurre, le sucre et le thé. Il arrive très fréquemment que deux pratiques s’associent pour l’achat du bifteck, car la portion suffit pour le repas de deux hommes ordinaires.

Il va sans dire que le coup d’appétit se paie ainsi que la pinte de bière qui arrose le repas.

Joe Beef prétend qu’il a au nombre de ses clients les plus forts mangeurs du continent. Il y en a dont les estomacs sont des gouffres aussi terribles que le Maclitrom.

Il arrive fréquemment qu’un individu qui n’a pas mangé depuis cinq jours se présente devant le cantinier pour un dîner de dix centins.

L’affamé tombe sur la viande comme un fauve, et quelquefois il réussit à s’asphyxier.

Depuis huit ans, il y eu sept cas d’asphyxie chez les mangeurs de Joe Beef ; sur ces sept cas trois ont été mortels.

 

La Patrie (Montréal), 29 octobre 1884.

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