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Joe Beef, un héros connu à Montréal durant le dernier tiers du 19e siècle (Premier de quatre billets)

Rencontre de cet homme cantinier.

Ce matin, un des reporters de la Patrie, sous l’influence d’un sentiment de curiosité, a fait une visite à la cantine de Joe Beef, cantine dont la célébrité s’est étendue dans toutes villes du Canada et des États-Unis.

Cette institution est unique en son genre, on a vraiment essayé de l’implanter ailleurs.

Elle peut rendre des points aux fourneaux économiques de la France et le pauvre y est moins cruellement traité que dans les workhouses de Londres.

L’établissement de Charles McKiernan, un ancien cuisinier de l’artillerie royale, mieux connu sous le nom de Joe Beef, est situé à l’encoignure de la rue des Callières et de la rue de la Commune, en face de l’aile ouest de la Douane. Cette maison, dont la construction remonte au commencement du siècle est en pierre de taille couverte par cinq ou six couches de peinture, dont la dernière, il y a quelques années, avait la prétention d’être blanche. Le bâtiment a trois étages et douze de ses croisées s’ouvrent du côté du port. […]

En entrant dans la cantine, l’organe olfactif du visiteur est attaqué par une odeur de fromage fort. Les fromages chez Joe sont entassés Pélion sur Ossa et ils sont dans l’état de maturité le plus avancé. Les vers qui s’y appellent légion sont en force assez considérable pour transporter ces montagnes d’un bout à l’autre de l’établissement.

Le plancher depuis plusieurs années n’a jamais entretenu aucune relation avec les brosses et le savon. Il est caché sous plusieurs couches de sciures de bois. Il va sans dire que les crachoirs sont aussi des meubles inutiles. Le comptoir a une longueur d’environ trente pieds. On y voit […] deux barils contenant chacun 30 gallons de bière.

Les robinets sont presque toujours en activité et, quand arrivera le moment de fermer l’établissement, les soixante gallons de la boisson de Gambrinus auront arrosé les lampas d’environ cinq cents habitués. Ces habitués sont des ouvriers de bord, des bohèmes placés au degré de l’échelle sociale, des déshérités de la fortune, qui sans l’institution humanitaire de Joe Beef, iraient moisir dans les prisons.

Ici, il n’y a rien à craindre de la part des clients de la buvette, car ils connaissent le maître de céans. Si l’un d’eux devenait agressif par suite de ses libations, Joe froncerait son sourcil. Ce froncement a le même effet que celui de Jupiter.

Et hic nunc totum tremie facit Olympum. [Cela fait maintenant tout le ciel Tremiti.]

Si le tapageur ne rentre pas dans l’ordre, il y a le bouncer qui, au signal du patron, en trois temps et trois mouvements, l’empoigne au collet, le pousse dans la porte et l’envoie mesurer la largeur de la rue de la Commune.

En de très rares occasions, la presse est appelée à enregistrer des batailles dans la cantine de Joe Beef. En arrière du comptoir, nous voyons une double rangée de bouteilles, quelques pyramides de boîtes à conserves, telles que des sardines, du homard et du saumon, et une douzaine de boîtes de cigares.

Les murs sont recouverts par une tapisserie dont le dessin original a depuis plusieurs années disparu sous une épaisse couche de […] et de fumée. On y voit une demi-douzaine de gravures à l’eau forte encadrées dans du noyer noir, représentant le duc de Wellington, Napoléon le grand et plusieurs scènes des batailles célèbres du commencement du siècle. Au centre, on voit à moitié masqué par les loques d’un vieux drapeau britannique un squelette humain dont le crâne est complètement noirci par le long séjour qu’il a fait dans la cantine.

Ce squelette est vêtu d’un uniforme rouge de volontaires et porte des insignes d’old fellow. Joe Beef nous dit que ce squelette est celui d’un de ses anciens clients, un prêcheur de tempérance, qui s’est noyé il y a huit ans dans les eaux du canal Lachine.

Sur l’une des appliques du gaz, nous avons un autre fragment de corps humain, un bassin tout couvert de crasse. En réponse à une question posée par le reporter de la Patrie, le cantinier a dit que ces ossements avaient appartenu à feue sa belle-mère.

 

La Patrie (Montréal), 27 octobre 1884.

La suite : demain.

La photographie de la taverne Joe Beef à l’angle des rues de la Commune et de Callière dans le Vieux-Montréal, prise en 1954, est d’Armour Landry. Elle est déposée à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec dans le Vieux-Montréal, Fonds Armour Landry, Photographies, cote : P97,S1,D15696.

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