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La mort d’un ami d’enfance

Oui, il faut bien, chemin faisant, composer avec elle. Inévitable. On en perd du monde. Chaque année. Et puis j’aime beaucoup les textes de Françoise, toujours très sentis.

Qui connaît aujourd’hui Françoise ? Personne ne connaît Françoise. Ici, depuis plus de six ans, elle a la large place. Françoise est le nom d’emprunt de Robertine Barry (1863-1910), la première femme journaliste québécoise, originaire du Bas-Saint-Laurent, de L’Isle-Verte.

Ici, elle a 28 ans et vient de perdre son grand ami d’enfance, Juste. Le quotidien montréalais La Patrie lui donne sa une. Émotion. Extraits. Sous le titre Trois pages de journal.

18 juillet, Je broie du noir depuis trois jours…… Comme c’est horrible, cette sensation qui vous serre le cœur, vous suffoque sans que vous puissiez au juste la définir. […] Mais qu’ai-je, mon Dieu ! qu’ai-je donc que je ne puisse dormir ! […] C’est bête, c’est bête de se tourmenter ainsi. Au reste, qu’est-ce que cela me fait à moi que ce jeune « gars » se soit noyé ? C’est triste, sans doute, et le désespoir de sa vieille mère m’a toute bouleversée.

Pauvre Juste ! c’était mon compagnon aux jours d’été de mon enfance, alors que nous courions tous deux sur les grèves, ramassant les plus jolis coquillages et nous enguirlandant de longues traînées de varech.

 Quand à travers l’épaisse poussière des villes, reparaît mon esprit, l’éclatant panorama de ma jolie campagne à la mer bleue, aux prés fleuris, je me revois toujours enfant, petite folle aux cheveux flottants, fêtée au retour là-bas, choyée, obéie comme une petite reine, par les camarades de mes dix ans. Et, de tous ces amis d’autrefois, de Mélie, de La Toune, de P’tit louis, c’est encore de Juste que j’ai gardé le meilleur souvenir. Peut-être à cause de ces sifflets qu’il me taillait dans les branches d’aunes, bien tendres, bien flexibles et dont il assouplissait l’écorce, pour la détacher du bois, en la frappant à grands coups de couteau, — son quénif, comme il l’appelait. Alors, je n’étais pour eux tous que La Tite et c’est encore Juste, qui m’avait trouvé ce surnom, à cause de l’exiguïté de ma taille.

Les années se sont succédées et tous nous avons grandi ; durant plusieurs étés, je retournais au village sans le rencontrer ; il avait gagné les chantiers d’en haut. Puis le mal du pays l’avait repris et surtout cette passion de naviguer, qu’il tenait de son père, et il était revenu. Quel grand garçon cela faisait maintenant que le petit Juste, avec ses larges épaules, sa belle et franche figure, vraie figure de marin aux yeux bleus de mer, ce hâle chaud et doré fait par le soleil et l’eau salée. Surtout ce sourire, si bon, si doux, si enfant qu’on s’étonnait de rencontrer sur ce visage d’homme.

Tous les matins, je le voyais passer sous mes fenêtres, descendant le petit sentier de raccourci qui conduit au rivage. C’est fini maintenant, les champs verts ne le verront plus passer, et l’herbe croîtra là où la foulait son pied fort et vigoureux.

Il aimait trop la mer, elle l’a convié à ses noces éternelles. Qui sait, si jalouse de son amitié, elle ne voulait déjà le punir d’une infidélité…

Le seul appui de sa mère, son seul amour après la mort de son mari, disparu lui aussi dans une nuit de tempêtes. Oh ! oui, c’est pour sa mère que j’ai ce chagrin.

Mon beau gas, mon beau gas, j’l’aimions trop, criait-elle sur la plage, les longues mèches de ses cheveux gris pendant, pêle-mêle, sous son large chapeau de paille. Redonne-moi son corps au moins, à c’t’heure que tu me l’as fait mourir, traîtreuse ! […]

Quand le malheur frappe subitement, ce qu’il faut alors, c’est le baume d’une sympathie sincère et affectueuse, c’est la pression d’une main ami qui vienne serrer la vôtre et vous dire : Tu pleures ? pleurons ensemble.

Je m’avançai vers elle et lui passai doucement mon bras sous le sien. Mes lèvres crispées ne trouvaient plus aucun son, mais elle comprit tout ce que je voulais lui dire, car, détournant un instant son regard de la mer pour le reporter vers moi, elle murmura avec un accent d’une douceur infinie, en traînant sur les syllabes : La Tite, La Tite.

Je n’étais plus la grande demoiselle, mais la petite fille que Juste lui amenait chaque jour ; et ce souvenir des jours heureux de notre première jeunesse devait confondre à jamais, dans son affection, l’enfant de ses entrailles et la compagne de cet enfant.

J’ai cru que le cœur allait m’éclater.

— Aucune persuasion, aucune prière ne purent l’engager à remonter chez elle cette première nuit ; je la laissai debout toujours, au bord de la mer, redemandant aux flots cruels le cadavre de son fils.

Tristement, je remontai le petit sentier. La pluie qui tombait silencieuse et froide avait mis des larmes partout, aux blonds épis, aux grands rosiers…

Et je pleurai comme eux…

 

24 juillet. — Ce soir, on a ramené au village Juste, le fils du pêcheur. Sur sa poitrine, dans sa vareuse de laine bleu marin, s’est trouvé, jaune, mouillé par l’eau de mer, un bouquet de roses sauvages attachées par un ruban violet.

Françoise.

 

La Patrie (Montréal), 10 août 1891.

Vous trouverez ici les billets de ce site interactif liés à madame Robertine Barry.

La photographie de madame Barry apparaît dans l’ouvrage de Louyse de Bienville, Figures et Paysages, préface d’Édouard Montpetit, Montréal, Éditions Beauchemin, 1931.

4 commentaires Publier un commentaire
  1. Andrée Gendreau #

    Et l’on continue d’imaginer (de se rappeler ?) ce grand bonhomme, timide, ami, amoureux…il est entre dans nos vies il y a bien longtemps. Merci de le faire réapparaître!

    15 août 2017
  2. Jean Provencher #

    Elle écrit fort bien, cette dame.

    15 août 2017
  3. Louise Régnier #

    Les sentiments, les émotions sont décrits avec une justesse qu’on ne retrouve pas souvent dans les écrits d’aujourd’hui.
    Je viens de découvrir votre page en cherchant les Régates de St-Jean-sur-Richelieu au Yacht Club.
    J’aime bien vous lire.

    17 août 2017
  4. Jean Provencher #

    Merci beaucoup, chère Vous.

    17 août 2017

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