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La foule est moutonne

Cela se passe à Montréal.

Qu’il faut peu de chose pour agiter la foule et la faire courir à droite à gauche, selon que la dirige la malignité d’un seul, parfois, qui sait profiter des faiblesses de ce grand enfant qu’est le peuple.

Hier, je traversais l’une des rues par où devait défiler le cirque Ringling. Serrés les uns contre les autres, les curieux attendaient, discutant à l’avance la grosseur des éléphants, la drôlerie des bouffons, et le nombre même des bêtes composant la ménagerie.

Je louvoyais péniblement à travers les éléments divers de cette masse grouillante, impatient de m’arracher à sa promiscuité oppressante, plutôt que redoutable pour quiconque conserve quelque doute sur le caractère offensif des microbes.

Tout à coup, un farceur jeta, d’un air candide, cette parole à son ami : « Mais ils viennent de ce côté-là ». Et, sans se presser, les deux compères se dirigèrent vers l’endroit désigné.

L’entreprise réussit : une ondulation plus accentuée courut sur la foule ; puis tout le troupeau des moutons de Panurge s’élança au pas de course, pour revenir une minute après, désappointé, au point de départ.

En un clin d’œil, la voie s’était trouvée libre devant moi, ce dont j’étais reconnaissant à ce farceur, qui riait à gorge déployée pendant qu’il s’éloignait.

Très ordinaire, l’incident, me direz-vous ; à peine mérite-t-il qu’on en parle. Je lui trouve au contraire une certaine importance, car il fait image.

Quoi ! pensais-je en voyant la multitude se précipiter, ajoutant foi à un mot lancé au hasard par un inconnu, il était si facile de déplacer cette masse compacte à travers laquelle j’avais tant de peine, il y a un instant, à faire mon chemin.

Et, entraîné dans une rêverie profonde, j’en arrivai à réfléchir à la responsabilité immense de ceux que Dieu a mis à la tête des peuples, ou ceux qui, dans une sphère plus modeste, disposent de cette influence non moins redoutable parfois que le spectre : la plume.

Clairon.

 

Le Canada (Montréal), 2 juin 1903.

Clairon est le pseudonyme que se donne le poète Charles Gill dans le quotidien montréalais Le Canada en 1903.

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