Skip to content

Habitude et création sont-elles compatibles ?

Même l’essayiste Arthur Kœstler, auteur du grand ouvrage Le Cri d’Archimède portant sur la création, sait faire place à l’habitude.

Dans son essai L’Homme inchangé, Placide Gaboury (1928-2012) propose un texte très intéressant à ce sujet.

Dans la journée d’un homme ordinaire, combien de gestes non-conditionnés par l’habitude ? Bien peu. Même la façon de saluer un étranger — l’inconnu — est une habitude. On affronte l’inconnu avec des habitudes. L’habitude facilite, lubrifie le passage du connu à l’inconnu : c’est notre passerelle vers l’inconnu. Mais elle peut, si elle s’accumule comme un feuilleté, former une croûte imperméable.

Le geste créateur, c’est celui où l’inconnu, l’inappris, vient compléter le connu, joindre le spontané à l’appris. Pas de geste créateur absolu, mais l’extension d’un conditionnement, comme un bras sortant du corps. Dans l’homme, il y a toujours un fond d’habitude, son somatique est système d’habitudes, réseau d’habitudes, continuité d’habitudes. Le corps trempe dans le passé, il est humide de passé, et cependant, c’est sous la poussée de l’habitude qu’il traverse le temps.

Même les habitudes de penser sont somatiques : la pensée nouvelle qui surgit à travers les mailles de l’apprentissage est seule non-habitude, mais dès le second regard, elle rentre dans le connu ; d’Autre elle devient Même. […]

L’homme créateur, c’est un homme dont l’attraction de l’inconnu entraîne tout à sa suite ; chez lui, la curiosité, l’esprit de pointe, de recherche, est toujours en état de veille en quelque région de son être, de sorte qu’entre les systèmes de réflexes conditionnés, l’esprit établit des liens inédits, découvre des parentés latentes. C’est un homme dont les habitudes, au lieu d’être des freins, sont des mécanismes ouverts, en alerte par l’antenne foreuse, par le courant qui les électrise.

Les habitudes sont ambivalentes. Deux hommes peuvent acquérir plusieurs réseaux d’habitudes semblables, et cependant, chez l’un — le créateur — les habitudes ne sont pas obstacle, mais socle ; tandis que chez l’autre, elles sont des incapsulations, des hibernations, des enclos contre l’inconnu, l’aventure, la fantaisie. Bien que les habitudes soient essentielles à l’homme, elles peuvent donc empêcher la créativité. (En cela, elles sont semblables aux institutions, ces habitudes sociales.) Mais on ne peut être créateur sans des habitudes de quête, d’ouverture, de curiosité, d’inventivité ; la créativité, c’est l’être ayant l’habitude de créer.

 

Placide Gaboury, L’homme inchangé. Une vision du monde et de l’homme, Montréal, Éditions Hurtubise/HMH, 1972, p. 88-90.

Le caillou sur la roche vient du passage de la souffleuse durant l’hiver sur une partie du site de ma grange disparue. Sans blague, je l’ai trouvé l’an passé, à pareille date, posé ainsi.

Un commentaire Publier un commentaire
  1. Jean Provencher #

    Une bien chère amie, mère de deux jeunes enfants, m’écrit ce commentaire à la lecture de Gaboury :

    Cher Jean, 
    Placide Gaboury soulève là une excellente question.
    Comment ne pas s’encroûter dans nos habitudes ? 
    Comment en faire des mécanismes ouverts ?

    La question est d’autant plus présente chez les femmes créatrices. 
    Les enfants ont besoin de ces habitudes pour trouver leurs repères dans le monde. 
    Et ce sont principalement les mères – encore – qui dessinent ces jalons essentiels dans leur petite vie naissante.  Mais comment concilier la maternité et la création ?
    Comment concilier brassées de lavage, devoirs, bains et écriture, par exemple ?
    L’inspiration cogne à toute heure du jour et de la nuit. Impossible de la suspendre le temps d’aller à la garderie. Riopelle ne déposait pas ses pinceaux à 16h. 
    La création est un oiseau libre et sauvage. Il faut écouter son chant quand il passe.

    Vaste question. 

    22 mai 2017

Publier un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Vous pouvez utiliser des balises HTML de base dans votre commentaire.

S'abonner aux commentaires via RSS